Le vieux radio-cassette s'ouvre avec un claquement sec quand tu écrases le bouton d'éjection. Tu aimes bien la légère résistance qu'il t'oppose avant d'exécuter sa fonction, c'est une particularité de ce vieil appareil avec laquelle tu t'es tellement familiarisée que ne plus la sentir te paraîtrait bizarre. Faut dire qu'aussi loin que remonte ta mémoire, cette machine qui devrait probablement finir à la décharge avait toujours été là et elle a une présence réconfortante. Tu pioches une cassette toute aussi vieille dans l'étagère à côté et souris en lisant l'étiquette jaunie sur le côté, avant de l'insérer dans le lecteur.
▬ Encore les Beatles ... ? marmonne distraitement Chihiro, sans même lever les yeux de son bouquin et tu souris un peu plus, un de ces sourires sans aucune raison comme tu sais les faire.
Tu écoutes un instant le léger ronronnement de la bande, ce "frr frr" tout doux qui t'apaise à chaque fois, avant de t'étirer et t'affaler dans le canapé à côté de ton meilleur ami, sachant pertinemment quelle serait sa réaction : il allait froncer les sourcils et te reprocher de le tirer de son état second. Ce qu'il fait quelques secondes après, par le biais d'un vague grognement contrarié qui te tire un petit rire. La routine quoi. Enfin, la routine ... Ce qui s'en rapproche le plus. Il manque quelque chose, à votre petite dynamique. Tu le fais chier, il t'envoie chier et ... ? Et elle devrait se moquer de vous. Si elle était encore là, ce serait probablement ce qu'elle ferait. T'allais faire une connerie, peu importe laquelle, enfoncer la tête de Chihiro dans son livre tiens, lui il te mettrait une manchette avec et elle, elle se foutrait de vos gueules de cons, à vous fighter du regard et- Et il te met une manchette, exactement comme dans ta vision. Ton regard suit la tranche de l'ouvrage qu'il vient d'asséner contre ton crâne, remontant le long de ses doigts de pianiste qui marquent la page qu'il était en train de lire, le long de son bras qui supporte le tout, vers son visage aussi peu expressif que d'habitude. Il ne dit rien, mais tu sais qu'il lit en toi comme dans un livre ouvert et tu souris, encore, machinalement.
▬ ... C'était pour quoi, ça ... ? Tu feins l'ignorance, la malice dansant dans ta voix pour effacer la mélancolie qui tente de s'emparer de toi.
▬ Fais pas l'id- oh et puis zut, tu sais très bien de quoi je parle, marmonne-t-il et tu ris, tu ris encore, un peu trop fort pour que ce soit crédible peut-être.
▬ Oui oui maman ~ ironises-tu alors, en toute mesquinerie.
Mais il ne va pas répondre, parce que Chihiro ne répond jamais à ce genre de remarques. C'était Yuzuru qui faisait ça, oui, et tu continues à dire ça, comme si tu espérais que soudainement, tu entendes sa voix te gratifier d'un
"C'est ça c'est ça, file dans ta chambre et n'oublie de te suicider pour me coûter moins d'argent !", t'es peut-être un peu masochiste sur les bords de souhaiter qu'on te rembarre.
▬ Tu vas déprimer si tu y penses, t'avertit-il d'un ton neutre en te pinçant le coude, toujours sans lever les yeux de son livre.
Tu ne réponds pas. Il n'y a rien à répondre après tout, il sait déjà que cette phrase ne t'empêche jamais de retomber dans cette nostalgie étouffante, que cette phrase ne te retient jamais de replonger dans ces fragments de souvenir qui te hantent, non, qui flashent dans ton esprit quelques secondes avant de s'évanouir à nouveau. Il le sait, vous le savez tous les deux.
Que tu te laisses toujours aller.
Que tu laisses toujours
son être
te guider.
_______________________________
Tu te souviens des petites rues sales et
poussiéreuses derrière ta maison, du ciel bleu bleu bleu qui s'ouvrait au dessus de ta tête en étirant à l'infini ses bras d'azur, de la chaleur écrasante qui enveloppait tes membres, du crissement de la caillasse quand tu dérapais dessus, de la sensation du sang qui séchait sur ton coude droit, du picotement des écorchures sur tes genoux. Tu te souviens de l'enfance, de la naïveté qui teintait tes yeux, de l'innocence qui peignait ton visage, de la paix qui régnait là, là-haut, dans ta tête. Et puis l'enfance t'a abandonné comme un chien sur le bord de la route,
le corps égratigné
la poussière te râpant le visage
le soleil te brûlant la peau
et confusion
là-haut
dans ta tête.
_______________________________
Ta mère ? Une femme d'affaires suédoise. Ton père ? Un petit politique japonais. Il y avait un moment de ta vie où tu n'en avais rien, mais alors rien à faire de tout ça, c'était juste ta maman et ton papa, rien qu'à toi, où tu te posais pas de questions sur la manière dont le monde tournait. Et puis petit à petit, tout doucement, tu commenças à relever certains détails : la manière dont ils changeaient leurs expressions faciales à volonté, la façon dont ils se tenaient pour véhiculer une attitude, les moyens qu'ils utilisaient pour négocier et persuader un parti opposé ... Tu as appris à mentir, à changer par mimétisme, c'est quelque chose que tu as assimilé en les regardant faire et que tu as copié machinalement, sans vraiment t'en rendre compte au départ. Et puis t'as fini par trouver ça amusant, de faire croire aux autres que tu ressentais ceci ou cela, de dissimuler ta nature, de jouer avec eux comme avec des pions dansant dans ta petite main. Et puis-
C'était lors de ta première année de collège. Tu riais au milieu d'une bande d'enfants de ton âge. C'était pas vraiment tes amis, non, tu pouvais qualifier personne d'ami, qui le pourrait, toute votre relation était fondée sur un acte et des mensonges après tout. Jusqu'à ce qu'ils
apparaissent
tous les deux.
_______________________________
Nishimura, tu te souvins, Nishimura Yuzuru, c'était son nom à elle. Quand t'y pensais, t'avais jamais rien fait par toi-même, t'avais toujours volé, toujours copié quelqu'un. Tu avais copié tes parents pour ta capacité à arrondir les angles, à paraître innocent malgré ta culpabilité, à contrôler tes émotions ? Elle t'avait inspiré le goût de l'indépendance, la saveur de la liberté, cette capacité à lire en les autres et cette capricieuse volatilité. T'avais jamais rien eu pour toi-même. Yuzuru, avec sa longue chevelure ébène qui cascadait sur ses épaules jusqu'à sa taille, ses yeux d'un brun étrange tirant sur le rouge, sa confiance en elle qui s'envolait parfois dans l'arrogance, sa manière assurée et fascinante de se mouvoir, comme une panthère approchant sa proie. Yuzuru, et ses mots tranchants comme des rasoirs mais justes, son refus de se laisser amputer de ce qu'elle estimait être ses droits, sa façon de s'enflammer pour de petites choses qu'elle juge pourtant importantes. Yuzuru et sa façon de pousser sa liberté au maximum.
Puis il y avait lui, aussi. Sakishima Chihiro. Lui aussi, tu l'avais beaucoup imité, tu as hérité de lui un goût prononcé pour l'érudition, une capacité à écouter et refréner ton jugement et cette envie d'ouverture. Chihiro, avec ses cheveux couleur charbon emmêlés, ses yeux aussi gris et froids qu'une plaque d'acier, la cicatrice stigmate d'un incendie qui lui dévorait le visage et sa manière silencieuse d'exprimer son opinion sur une question. Chihiro, et son calme glacial mais réconfortant, son pragmatisme et son objectivité constantes, sa fidélité à ses principes. Chihiro et sa capacité à discerner quand il fallait s'arrêter.
C'était le blanc et le noir, le soleil et la lune. Et toi ? Tu étais entre les deux, tu as pris un peu à l'un, un peu à l'autre et
tu n'aurais
rien été
sans eux
rien.
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C'était une étrange relation que vous aviez tous les trois.
Il y avait des jours où on vous voyait souvent discuter ensemble, faire de grandes envolées argumentatives sur des sujets que les gens aimaient ignorer : vous pouviez discuter pendant des heures du prochain repas à la cantine comme vous pouviez converser très sérieusement et posément sur les droits de tel ou tel groupe de personnes. Chihiro alimentait la conversation en corrigeant vos préconceptions et vos inexactitudes, Yuzuru insistait toujours sur les éléments catalyseurs de chaque situation et toi, tu faisais le lien entre les deux.
Il y avait des jours où on vous voyait vous prendre la tête tous les trois pour que dalle, par exemple pour toutes les fois où Yuzuru oubliait de prendre le cahier d'appel avant d'aller en classe et qu'elle tentait de vous refiler ce boulot, ou les fois où Chihiro arrêtait de vous écouter pour lire, ou encore les fois où tu leur servais ce faux sourire qu'ils savaient parfaitement interpréter.
Et il y avait les jours où vous vous contentiez de rester ensemble, sans forcément faire quelque chose de productif, vous étiez juste dans le même groupe parce que les autres ne voulaient pas forcément de vous. Parce qu'elle ouvrait toujours sa grande gueule, parce qu'il suscitait une curiosité malsaine et parce que tu étais pas assez fiable.
Vous pouviez pas vraiment appeler ça de l'amitié et de toute façon, aucun de vous ne le faisait. Vous n'essayiez même pas de mettre un nom sur ce lien étrange qui vous unissait, comme si vous aviez peur qu'il se brise à l'instant où vous tenteriez de le catégoriser comme ils aimaient si bien le faire.
_______________________________
C'était une cohésion étrange qui vous maintenait au cours des années qui passaient. Un an, puis deux, puis trois puis ce fut le lycée et votre relation restait la même. Yuzuru et toi vous aventuriez plus loin peut-être, plus dangereusement même. Nombreux étaient les soirs où vous jouiez à foutre la merde, vous vous faisiez passer pour d'autres, vous vous inventiez une vie, l'un comme l'autre vous aviez ce hobby étrange : embrouiller les gens avec votre attitude, vos mots, tout votre être. De vouloir sortir du carcan qu'on vous imposait et vous preniez un malin plaisir à faire exactement le contraire de ce que vos parents attendaient de vous, de ce que tout le monde attendait de vous en fait. Souvent vous vous attiriez des tas d'ennuis, toujours vos parents vous engueulaient, descendaient, rejetaient. Mais en fin de compte, vous calmiez toujours, vous finissiez toujours par vous assagir un temps et vous retourniez auprès d'un Chihiro complètement blasé mais qui vous surveillait de loin, vous le saviez. C'était comme s'il était votre ancre ou votre attache et vous étiez les voiles ou les drapeaux. Comme s'il était votre raison et vous n'étiez que folie.
Ça finissait toujours pareil, oui, mais à l'époque, ça t'amusait. Ils te donnaient vie, ces deux-là, avec leur opposition constante et complémentaire, ils étaient ton équilibre, les deux plateaux de la balance. Et tous les trois, vous vous laissiez perdre dans ce monde, vous le découvriez ensemble, vous étiez un peu naïfs, un peu idiots sans doute,
un peu sensibles aussi
un peu jeunes.
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▬ J'y crois pas ! fulmina-t-elle avant de s'éloigner à grands pas pour aller interpeller une jeune fille portant une pancarte, probablement une militante pour une cause à laquelle Yuzuru ne cautionnait pas.
Tu souris, sortant mentalement le pop-corn, tu savais qu'elle était comme ça, qu'elle aimait donner son avis sur tout et n'importe quoi, qu'elle aimait aussi avoir raison et autant que les gens détestaient ça, toi, ça t'amusait. A tes côtés, Chihiro ne daigna même pas décoller ses yeux de la nouvelle qu'il était en train de dévorer, mais tu savais qu'il écoutait d'une oreille distraite ce qui se disait, qu'il était comme ça, Chihiro, il ne laissait pas tomber les gens, il était juste pas doué en ce qui concernait les relations sociales. Tu laissais le silence planer sur vous deux, parce que vous n'aviez pas besoin de l'éliminer et que vous n'aviez rien à dire en particulier. Enfin, c'était ce que tu pensais-
▬ ... Pourquoi tu sortirais pas avec Nishimura ? qu'il finit par marmonner comme il le fait si bien et tu haussas les sourcils, avant d'avoir un petit rire, amusé de la question.
▬ C'est quoi cette question ?
▬ C'est une question, c'est tout, continuait-il, les yeux toujours rivés sur les lignes qu'ils parcouraient. Vous vous entendez bien.
▬ Je pourrais te dire la même chose de toi et moi, tu sais, et tu ris, légèrement, insouciamment.
▬ C'est pas la même chose. Et puis, désolé de te l'apprendre, mais t'es pas vraiment mon type, Prince Connard, fit-il et tu notas son léger sourire et la vague lueur d'amusement dans ses yeux, tu souris aussi. Tu ... es mieux assorti avec elle, on va dire ?
Tu t'appuyas un peu plus contre le dossier du banc où vous étiez installés, enfonças tes mains dans les poches et repris la parole, suivant des yeux le débat qui prenait place un peu plus loin.
▬ Hm, peut-être. Mais je sais pas si je l'aime ou ... Tu te frottas l'arrière du crâne, ébouriffant les mèches qui bouclaient un peu au niveau de ta nuque. Et même si c'était le cas, je pense pas que je le ferais. Tu marquas une petite pause et te rencognas encore un peu plus en arrière. Elle et moi ... On est trop pareils. On aime beaucoup trop jouer, s'amuser, foutre la merde. Si on était ensemble, on finirait probablement par avoir envie de ... "manipuler" l'autre aussi.
▬ ... C'est pas faux, qu'il lâche avec un soupir mais t'avais pas fini.
▬ Autre chose : ça voudrait dire qu'on te tiendrait un peu à l'écart et ... j'aime pas cette idée.
Il cligna des yeux. Sourit, doucement, discrètement et te donna un petit coup dans les côtes avec son livre, c'était sa façon de te remercier apparemment. Et alors que tu regardais Yuzuru revenir avec l'air visiblement très contrarié de ce qu'elle venait de vivre, tu pensas que tu n'avais besoin de rien de plus, que
ce que tu vivais là
c'était ta définition
du bonheur.
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15 AOÛTLe métro était bondé. Tu savais bien que t'aurais dû sortir un peu plus tôt pour être sûr d'être à l'heure à ce rendez-vous. Là, t'avais vraiment pas envie de finir comme une sardine dans sa boîte mais t'avais pas d'autre choix que de supporter la pseudo-boîte de nuit qu'étaient devenues les rames, c'était la même densité, la même odeur ... l'ambiance en moins, alors que c'était le plus important. T'avais six stations à faire, six stations de l'enfer.
Le métro s'arrête et la foule trébuche légèrement pendant un instant. Peut-être que des gens descendent, mais le même nombre monte, t'en es persuadé, y a pas un millimètre qui se libère et-
▬ Oi, Prince Connard ! que t'entends et tu reconnaîtrais cette voix entre mille, parce que tu l'entends si souvent.
▬ Yuzuru ? T'es en retard aussi ?
▬ Ouais, Chihiro va nous tuer, tu l'écoutes rire à un ou deux mètres, tu sais qu'elle est là, dans la foule, mais tu n'aperçois que ses mèches noires dansant de temps en temps ou quelques centimètres de son visage au milieu de cette forêt humaine.
Plus que cinq. Vous avez beau être à une distance aussi réduite l'un de l'autre, t'as l'impression d'être seul, il y a tellement de gens autour de toi, une présence tellement oppressante qu'elle en écrase tout le reste.
Plus que quatre. Le métro file à toute vitesse jusqu'à ce que les néons se mettent à clignoter, tu lèves les yeux d'un air interrogateur et c'est ce moment qu'ils choisissent pour s'éteindre, la rame se stoppant net au même instant. Les premiers bruits de protestation s'élèvent aussitôt, mais toi, tu n'y fais pas attention. Dans quelques secondes, les lumières vont se raviver et la rame va repartir, c'est un problème technique rare mais existant après tout. Une minute passe, puis deux, puis trois.
▬ Il va nous tuer, il va nous tuer ... qu'elle finit par lâcher en riant, et tu souris.
▬ On a une excuse, allez. Et avec autant de monde, on peut pas sortir nos portables pour le mailer.
Dix minutes passent et toujours rien. Enfin, dix minutes, tu n'en sais rien, t'as aucun moyen de le savoir et les quelques tentatives faites par les autres voyageurs de vérifier l'heure avaient été infructueuses : le moindre geste générait un mouvement de foule qui bousculait tout le monde, ce qui engendrait un concert de cris indignés. Merveilleux. T'es coincé dans une étable emplie de bovins avec un quotient intellectuel négatif.
Bon. Réfléchissons calmement : de toute évidence, il devait y avoir une coupure de courant, sans quoi la rame serait probablement déjà repartie. Vous ne pouvez pas sortir, les portes sont bloquées automatiquement. Vous ne pouvez pas non plus casser les vitres : avec autant de monde à l'intérieur, effectuer cette action relève de l'impossible. ... En gros, vous ne pouviez qu'attendre les secours, qui devraient arriver d'une minute à l'autre, si le courant ne se rétablissait pas entre temps.
C'est que vous auriez dû faire. Mais il y avait un abruti quelque part de le wagon qui avait craqué, oh, mais quel con que tu pensais alors que les autres s'agitaient, que des disputes éclataient, ils avaient tous les nerfs à fleur de peau et le ton montait montait montait-
▬ Setsu, on peut pas continuer comme ça, articule-t-elle d'un ton pressant paniqué au milieu des bousculades et tu la cherches des yeux dans le noir c'est vain c'est inutile mais tu le fais quand même parce que t'es idiot parce que t'as peur t'as tellement peur de ce qui va arriver dans ce petit monde qui vire au cauchemar.
▬ Ssssshhh, ça va aller, calme-toi, calme-toi, et tu le répètes comme pour t'en persuader toi-même, les pompiers vont probablement finir par arriver-
▬ C'est ... pas ... de ça que ... je parle ... Et il te faut quelques secondes pour comprendre pour réaliser pourquoi sa voix est si étouffée et ta panique ne fait que s'amplifier tu peux pas la laisser comme ça.
Tu commences à t'agiter à ton tour, à essayer de te frayer un passage à coup de coudes uniquement pour te faire repousser par les autres et tu laisses échapper un hoquet de douleur lorsque tu t'éclates le dos contre la paroi métallique de la rame, chassant tout l'air de tes poumons d'un seul coup. Et ça empire, ça empire lorsque tu sens quelqu'un - ou plusieurs personnes tu sais pas t'en sais rien tout ce que tu sens c'est leur corps qui te percute et te renvoie bouler contre le mur avant de t'y maintenir et le bras qu'on vient de te coller dans la face que tu ne peux pas déloger et le coude qui vient de t'emboutir le ventre et qui te fait t'étrangler avec ta propre salive et que t'as mal et que tu peux plus respirer et que le goût de cette manche est dégueulasse et que t'as envie de vomir et que t'as des points de couleur qui commencent à clignoter dans ton champ de vision ça doit être mauvais signe mais tu peux pas bouger tu peux plus bouger et de toute façon même si tu pouvais t'as plus de force et-
Fait divers : 13 morts lors d'une émeute dans les transports en commun.
13 personnes, dont 2 lycéens et un enfant de moins de 10 ans ont été retrouvés morts aujourd'hui suite à une émeute lors d'une coupure de courant dans les services de transports souterrains. D'après la police, ils seraient de toute évidence morts étouffés dans les mouvements de la foule._______________________________
15 AOÛTTrop de gens dans le métro et tu soupires, tu n'as rien contre les transports en commun mais ... t'as une sensation désagréable aujourd'hui, quelque chose qui te dit que tu devrais pas faire ça, mais tu fais rapidement taire ce pressentiment. Il n'y a pas de raison après tout, penses-tu avant de grimper dans la rame qui vient d'arriver en hurlant, avec ce crissement suraigu de métal contre métal, bien trop agressif pour tes oreilles.
Trop de gens dans la rame aussi, ça te met mal à l'aise pour une raison- sans aucune raison en fait, t'aimes ça d'habitude pourtant, te perdre dans la foule, fondre ton individualité dans la masse et te noyer dans ton insignifiance, juste te sentir indigne d'intérêt - te sentir libre. Mais aujourd'hui, il y avait quelque chose de ... différent. Quelque chose qui te perturbait assez pour que tu ne t'aperçoives pas de la présence de Yuzuru dans le wagon avant qu'elle ne t'interpelle.
▬ Oi, Prince Connard !
▬ ... O-Oh, Yuzuru ? En retard aussi ?
▬ Hm hm.
Le silence s'installe et avec lui un sentiment de malaise grandissant. Quelque chose ne va pas, c'est clair et net. Mais quoi ... ? Les minutes défilent, les stations aussi, tu te sens vaguement nauséeux, sans savoir pourquoi. Mais lorsque la rame s'immobilise brusquement et que les lumières s'éteignent tout aussi soudainement, tu mets le doigts dessus : déjà-vu. Tu as une impression de déjà-vu. Mais c'est complètement con, pourquoi ça t'oppresserait maintenant alors que ça ne l'avait jamais fait auparavant ... ?
Tu réfléchis, de plus en plus, de plus en plus fort mais le bruit autour de toi, les éclats de voix et les cris irrités t'empêchent de te concentrer jusqu'à ce qu'au milieu du brouhaha tu-
▬ Se ... tsuna ... !
-l'entendes et tu fasses volte-face vers la direction d'où provenait sa voix affaiblie et t'as peur, peur pour elle parce qu'avec autant de monde qui vous compressait, t'es quasiment sûr que vous pourriez mourir d'asphyxie. Mais au moment d'avancer vers elle, tu marques un temps d'arrêt, une hésitation, tu sais même pas pourquoi mais tu t'arrêtes, t'as une boule dans la gorge et une petite voix dans ta tête qui te dit de ne pas faire ça, de te tenir tranquille mais tu la réduis au silence, c'était pas le moment. Et une nouvelle fois - une nouvelle fois ? -, tu tentes de te frayer un chemin dans la foule tu te glisses entre les gens tu louvoies entre la population bien trop dense jusqu'à ce que tu sentes quelque chose - quelqu'un - buter contre ton pied et tout ton corps bascule en avant poussé par la gravité et probablement l'aide de tierces personnes et merde merde merde tu savais comment ça allait terminer cette histoire tu le savais "piétiné dans une émeute" une phrase que t'avais déjà lu dans de nombreux articles de journaux et à l'instant où ton crâne heurta le sol tu savais que c'était déjà fini
non
tu pensais
que c'était fini.
Fait divers : 13 morts lors d'une émeute dans les transports en commun.
13 personnes, dont 2 lycéens et un enfant de moins de 10 ans ont été retrouvés morts aujourd'hui suite à une émeute lors d'une coupure de courant dans les services de transports souterrains. D'après la police, ils seraient morts étouffés dans les mouvements de la foule. L'un d'entre eux a cependant été retrouvé avec plusieurs os brisés, les enquêteurs présument qu'il est selon toute vraisemblance mort piétiné._______________________________
15 AOÛTN'y va pas, n'y va pas, n'y va pas, c'est que ce que ton cerveau te hurle mais pourquoi l'écouterais-tu, c'était dégueulasse comme façon de penser, dégueulasse oui tu pouvais pas la laisser comme ça, pas elle, pas Yuzuru, et tu te jettes dans cette vague humaine, une vague qui s'empresse de te submerger et de te noyer.
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15 AOÛTTout serait plus simple s'ils se tenaient tranquille. Ces idiots s'agitaient beaucoup trop, ils avaient pas l'air de comprendre que c'était obligé que les secours prendraient du temps à arriver : ils devaient quand même se taper tout le tunnel et entre chaque station en plus. C'était clair qu'au bout d'une demi-heure, même si ça mettait tout le monde en retard, ça ne servait à rien de s'énerver. Si seulement ils pouvaient tous se la fermer, se calmer ou même tous crever, là au moins, tu t'entendrais penser et peut-être que t'arriverais à temps.
N'y va pas. Tu y vas quand même, désespéré. Parce que t'es convaincu qu'il y a une solution, parce que répéter la même action des centaines de fois en escomptant un résultat différent est un signe de folie et peut-être parce que tu es
un petit peu
humain
aussi.
_______________________________
15 AOÛTLe changement est naturel ; accepte-le. Une phrase que te hurlait ton cerveau de machine, ton cerveau qui fonctionnait de travers, cet organe qui triait les choses en fonction de si elles étaient bonnes ou pas pour toi. Elles l'étaient ? Garde-les. Elles ne l'étaient pas ? Laisse-les. C'était ce que tu aurais fait pour n'importe qui d'autre, parce que de toute façon, t'en as rien à foutre d'eux. Pourquoi Yuzuru aurait-elle un traitement de faveur ? C'était quelque chose que tu réalisais maintenant : ton irrationalité. Mais là n'était pas la question.
T'allais crever si tu te jetais dans cette foule cette fois encore, mais qu'est-ce que tu pouvais faire d'autre ?
Tu pourrais l'abandonner, l'abandonner et te préserver. Mais n'importe quoi, quel genre d'ami pensait comme ça, quel genre de personne pouvait faire ça ?
Sélection naturelle. Tu savais même pas pourquoi tu pensais ça et tu restais planté là, hésitant, confus, perdu alors qu'à quelques mètres de là, ta meilleure amie crevait, quelle ordure. Tu restais figé, comme si ton système central avait complètement crashé, t'étais comme un appareil dans lequel on avait entré deux instructions contradictoires. Tu n'avais conscience que du son qui explosait agressivement et écorchait tes tympans en s'échappant des gorges des autres, des coudes qui t'emboutissaient les côtes, du sol qui tanguait sous tes pieds, avant que tout ne se fonde dans le noir de nouveau et qu'une voix inconnue te sifflait aux oreilles-
▬ Tu as bien fait.
_______________________________
▬ Setsuna !!
Tu ouvres les yeux difficilement et grognes en sentant la lumière blanche des néons qui te brûle instantanément la rétine. Tu lèves un bras pour te protéger et gémis aussitôt, la douleur enflammant ton côté droit.
▬ Bouge pas, t'as une côté cassée.
C'est la voix de Chihiro, réalises-tu. Et au même moment, ton esprit embrumé remarque autre chose : il t'a appelé par ton prénom et Chihiro ne fait jamais ça. Jamais, à moins qu'il ne se soit passé quelque chose. Tu penses à te redresser quelques instants, puis renonces. Trop mal.
▬ ... Yuzuru ... ? parviens-tu à articuler et c'est à peine si tu reconnais ta voix avec les légers craquements et autres croassements qui s'infiltrent dans les syllabes.
Il blêmit et baisse les yeux. Ce n'était donc pas un rêve ... Tu sens tes yeux te piquer et tu te mords la lèvre pour retenir les larmes qui menacent de perler. T'as pas le droit de pleurer. C'est-
▬ Ma faute, c'est ma faute ... que tu sanglotes et tous tes efforts se noient dans les torrents qui se déversent sur tes joues.
Il ne dit rien, il ne répond pas, peut-être qu'il aurait dû mais vous l'ignorez tous les deux et seuls tes sanglots se font entendre dans cette chambre d'hôpital.
Une de tes ailes venait de t'être arrachée.
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Les jours, les mois puis les années passèrent. Et avec eux grandissait ce sentiment de malaise et de lassitude. Chihiro pouvait en témoigner, t'étais plus le même depuis que Yuzuru n'était plus là. C'était comme si t'essayais de combler son absence en jouant son rôle en plus de remplir le tien, c'était pas un dédoublement de personnalité, plus comme si t'étais debout sur une balançoire et que tu faisais des aller-retours entre deux états de pensée. Rien ne t'intéressait, tout te lassait. Le seul truc qui te sortait vraiment de ta pseudo-léthargie, c'était le don que t'avait découvert ton comparse. Oui, parce que c'était le premier à en avoir testé les effets et les avoir reliés à l'étrange couleur qui nimbait tes iris à chaque fois que ton entourage s'écroulait pour faire un somme sans raison. C'était aussi lui qui t'avait aidé à le maîtriser, vous aviez passé des week-ends entiers à tâtonner pour comprendre comment marchaient ces trucs et tu lui en étais éternellement reconnaissant, à Chihiro, le seul qui te laissait pas tomber.
Tes parents te mettaient pas encore à la porte, tu les faisais vaguement flipper, fallait dire. Tu rigolais sans raison avant de t'arrêter net, t'avais des délires bizarres où tu monologuais tout seul et quand tu t'énervais, en général, ils s'en souvenaient pas, ils s'endormaient sous l'effet de tes yeux, c'était le pied en fait. Tu faisais un peu ce que tu voulais, c'est-à-dire surtout la merde. En fait, t'étais carrément comme un drogué, t'avais tes hauts et tes bas mais au fil du temps les hauts l'étaient de moins en moins et les bas proportionnellement plus bas.
Et tu fais de ces conneries "volontairement par accident" comme t'aimes le dire, tu fous encore plus le bordel dans la rue, tu te sers des gens pour les jeter comme de vieilles chaussettes après, tu hackes les panneaux publicitaires pour diffuser l'hymne russe (ou Nyan Cat suivant ton humeur), tu te travestis pour le plaisir de te faire draguer et casser la gueule aux gens après- le dawa, tu foutais le dawa. Et c'est probablement à cause de ça que t'as fini par échouer dans un groupe de personnes toutes aussi peu recommandables que toi. Akame Dan, le gang aux yeux rouges. Il y avait des membres qui étaient là par simple désir de faire le mal, d'autres par désir de vengeance ou que sais-je encore. Mais toi, t'étais peut-être bien la seule ordure à être là par ennui.
Et pour le moment, on peut pas vraiment dire que t'aies à t'en plaindre : mettre la ville sens dessus-dessous, que pouvait-il y avoir de plus intéressant ?