••• outta my way ! ft. kitamura rui [TERMINÉ]

T'avais ce sourire aux lèvres et cette étincelle dans les yeux quand les autres se plaignaient, encore et encore, de la reprise des cours alors que cela faisait déjà quelques mois. Ils étaient peut-être ennuyés, agacés, énervés par cette perspective mais toi, ça t'amusait juste et encore ! Ça t'était peut-être indifférent, t'en étais pas sûr mais ça t'allait aussi. En définitive, ce que tu pensais, ce que tu ressentais, ça n'importait pas tellement, tu étais sans doute la seule personne à t'en soucier. Et ça aussi, ça te convenait. Tu ne voulais pas des autres, ils pouvaient rester à l'état d'ombres dans ta conscience, ça ne te dérangeait pas.

Tu ne perdais pas l'espoir de croiser des personnes plus intéressantes cependant, ha, et c'était stupide, tu te sentais stupide, c'était si futile comme espoir ! Mais tu le gardais, précieusement, tu étais un idiot après tout et tu préférais le rester, plutôt partir avec ses rêves plein la tête que de crever comme les chiens qu'ils sont. Oui, tu préférais qu'ils restent à l'écart. Avec le temps, ils avaient appris quel genre de personne tu étais et ha, ça te faisait tellement marrer, ton rire résonnait dans les couloirs en les entendant colporter encore un quelconque ragot. Ces murmures non plus, ils ne te faisaient ni chaud ni froid. Froid. Ugh. Il valait mieux que tu n'y penses pas.

Tu te dirigeas vers la salle de classe, de ton pas léger, insouciant - faussement ? - et t'installas nonchalamment sur ta chaise, adressant un sourire provocateur à quiconque te pointait du doigt derrière ton dos. Qu'importe, ils te jugeaient sur le fait que t'étais différent sans se rendre compte que t'en avais conscience, t'en étais fier, vraiment, ils sont tous si stupides, si repoussants. Tu ne savais même pas réellement si t'étais content de cette réputation qu'ils forgeaient pour toi et en fait, tu t'en fichais un peu. Tu l'acceptais, c'est tout, et tu observais, tu scannais chaque personne, tu les écoutais, tu cherchais encore, presque machinalement, ces autres personnes qui penseraient comme toi.

Le cours avait déjà commencé depuis quelques minutes lorsque ça arriva, encore. Comme toujours, son voisin de devant - dont il n'avait pas retenu le nom - était plus grand que lui et sa chevelure désordonnée te gênait lorsque tu tentais d'apercevoir le tableau. Tu mâchouillas pensivement ta lèvre pendant un instant, ton regard s'éclaira et un soupçon de provocation malicieuse se glissa dans ton sourire, ton horrible sourire, si insupportable, qui n'annonçait jamais rien de bon. Et bien sûr, tu pouvais pas t'en empêcher, c'était presque devenu ta nature, maintenant, de faire chier ton monde, de le rendre atroce à vivre, aussi atroce qu'il était, vaine tentative de faire prendre conscience aux autres de la situation.

C'était rien, vraiment rien du tout mais un petit geste qui changeait tout. T'avais juste entrepris de rendre sa position la plus inconfortable possible, ha, sale gosse. C'était vraiment la manière la plus banale de le faire : piquer à répétition de dos de ton voisin de devant avec ton critérium et tu ne le cachais même pas, quasiment toute la classe pouvait le voir et roulait des yeux en conséquence. Tu souris un peu plus. Ils pouvaient bien penser ce qu'ils veulent.

Ça te faisait marrer, oui, sale gosse, pas seulement parce que ça faisait chier ton voisin de devant qui s'évertuait - futilement, très futilement - à t'ignorer, mais surtout parce que ça emmerdait tout le monde ! C'était juste tellement drôle, et en même temps, tellement triste de les voir ainsi, dégoûtés par ton comportement puéril, sans rien faire, sans rien dire pour t'arrêter. T'en avais l'habitude, de cette sensation étrange, de ce mélange paradoxal de deux émotions totalement opposées, jamais sensées se croiser. Et pourtant, c'était si récurrent chez toi, ça ne te choquait même plus et ton sourire ne s'en élargissait que plus, riant à cette contradiction, si improbable aux yeux des autres et si ordinaire aux tiens. Ils ne comprenaient rien.

Et ton voisin de devant non plus, il ne comprenait rien, non, il ne saisissait pas que tu te lasserais pas d'essayer de le faire bouger, de libérer ton champ de vision et tu sentais l'exaspération grandissante de tous les autres élèves. C'était vraiment, vraiment amusant. Personne ne disait rien, personne ne réagissait et pourtant, tout le monde le jugeait. Encore un autre exemple d'à quel point l'humanité était dégoûtante, ça te filait la gerbe mais tu te retenais également de rire, un fou rire qui t'aurait probablement valu l'expulsion de la salle de classe. Bref. Toujours était-il que le garçon assis devant toi tentait réellement de rester indifférent, il ne se retournait pas malgré toutes les fois où tu avais planté la pointe de ton critérium dans son dos mais qu'importe, toi, tu pouvais continuer, ça te dérangeait pas du tout - sale type que tu es -. Mais finalement, il se décida à réagir - "enfin !" te disais-tu -, il se retourna brièvement et ce que tu lis dans ses yeux, qui voyagèrent des tiens jusqu'à l'arme du crime dans ta main, ça te faisait sourire encore un peu plus.

Indifférence. La chose que tu haïssais peut-être le plus au monde, enfin, derrière les humains. Ceci dit, l'indifférence chez les humains, c'était vraiment le combo ultime, celui que tu pouvais pas te piffrer. Lui, il se retourna mollement, paresseusement, revenant à sa position initiale, en marmonnant :

▬ C’est fatiguant …

Alors ça ... Une nouvelle fois, ton sourire s'élargit d'un seul côté, renforçant cette asymétrie qui t'était si caractéristique, qui te rendait si infréquentable. Tu le prenais comme un défi, une déclaration de guerre en fait. Quelque part, si ce monde était aussi invivable, ces indifférents, ces personnes qui détournent les yeux et ne font jamais rien, ils avaient leur part de responsabilité et ça t'horripilait, vraiment. Et t'avais une envie, si égoïste, si humaine, une envie qui te répugnait, l'envie de le changer, de fouiller au plus profond de son être et de le distendre, déformer, remodeler à ta guise, lui enfoncer dans le crâne la réalité dégueulasse de ce monde, de lui cracher le venin qui t'emplissait les veines à la face, pour qu'il comprenne, qu'il ouvre les yeux et sorte de son apathie que tu méprisais tant.

Tu mâchouillas une nouvelle fois ta lèvre, tentant de réprimer cette pensée, cette envie, ce besoin, ce désir pressant, urgent, monstrueux, humain. T'avais pas envie, vraiment pas envie de faire comme eux et pourtant, pourtant, si tu voulais venir à bout de ton rêve, tes idéaux, la façon la plus simple de le faire, c'était de devenir comme eux, et tu ne le voulais pas. C'était. Vraiment. Répugnant. Peut-être était-ce pour ça que le monde était tombé si bas, ceux qui tentaient de le changer se laissaient corrompre à leur tour, ha, c'était si risible !

Mais tu vois, c'était irrépressible, ça montait, enflait en toi, envahissait tes pensées, ça t'obnubilait, t'obsédait ! Oh, dit comme ça, tu ne doutais pas que ça te faisait passer pour quelqu'un de particulièrement dérangé mais t'allais pas le nier, tu l'étais, aux yeux des autres, surtout. Alors tu délaissas ton critérium. Si ça, ça n'avait pas marché ... Tu ris légèrement, discrètement, t'attirant au passage les regards agacés des autres. Eux, ils n'existaient plus et seul comptait ce garçon assis devant toi, ce garçon que tu voulait briser et reconstruire ensuite - t'es vraiment un sale type, tu sais ? -.

T'entrepris de balancer tes jambes, shootant dans sa chaise à intervalles réguliers, en prêtant garde à rester dans l'angle mort du prof. Et une nouvelle fois, regards courroucés de tes camarades et tu souris largement, provocateur. Bande de minables, tous autant qu'ils étaient.

▬ Hey hey, Mister Lazy, j'suis sûr que tu dois être super super occupé à réfléchir à l'avenir de ce monde et tout, mais ça te gênerait d'éventuellement décaler ta tête pensante un peu ? Histoire que la plèbe puisse voir le tableau, ironisas-tu très sarcastiquement, la voix dégoulinante de fiel.

C'était une expérience, vraiment, une expérience dont t'étais le seul à apprécier la valeur. Tu voulais savoir, tu cherchais sur quels boutons appuyer, jusqu'où tu devais le pousser, pour casser cette carapace de flegme qu'il portait. Et tu jubilais, tu jubilais d'avance. Enfin quelque chose d'intéressant.

Répugnant, vraiment. La plupart des êtres humains avait cette pensée à l'égard des cafards, crapauds, araignées et autres bestioles qu'ils jugeaient dégoûtantes de par leur aspect ou de leur physiologie. Et puis après, ils s'étonnaient que toi, tu aies cette opinion d'eux ! Ça, c'était réellement la meilleure blague que tu aies jamais entendue : ils se sont jamais regardés, eux et leurs idées, eux et leurs souhaits. Ceci dit, en ce moment même, ce que tu trouvais le plus dégueulasse dans cette salle, c'était ce que tu pensais, toi. C'était pas que tu te remettais en question, non, tu ne voyais encore aucune raison de le faire et tu étais persuadé que ton opinion sur la race humaine était juste.

Mais t'avais envie, vraiment envie de lâcher la pomme de la discorde dans son esprit, d'instiller la graine du doute et la faire fleurir, joliment, morbidement et tu riais, riais, riais, silencieusement certes, mais tu te marrais tout seul, n'accordant absolument aucun crédit à l'effet néfaste que ça aurait sur ta réputation déjà atroce. Fallait le dire, tu les cumulais, les qualificatifs négatifs, tu collectionnais tout ce qu'il y avait de plus péjoratif en matière d'adjectifs, que disait-on de toi déjà ? Fou, chieur, manipulateur, retors, pervers, arrogant, insolent, sadique, sans scrupules ni pitié ? C'était si drôle, il te suffisait juste d'aller dans le sens de l'un d'eux pour que la liste triple de longueur.

Et ce qui arrivait, là, maintenant, allait probablement te propulser au sommet de la liste des ennemis publics de ce lycée, t'allais gagner une nouvelle réputation de tortionnaire et le meilleur, c'est que tu l'avais même pas fait exprès ! Après tout, t'avais pas pu prévoir que ton voisin de devant allait se sentir mal, là, maintenant, tout de suite, non ? Pourtant, lorsqu'il parut avoir un malaise pour une quelconque raison - aaah, t'avais vraiment, vraiment envie de savoir, de fouiller un peu, d'exploiter cette faiblesse pour l'ouvrir et le ... non, il valait mieux pas que tu t'égares comme ça, fallait pas devenir comme eux, c'était dégoûtant -, tu ne cachas même pas ton hilarité, tu te plias en deux soudainement et si certains eurent pendant un instant l'espoir que toi aussi, tu te sentes mal, il fut bien vite brisé. Il fallait juste se rendre à l'évidence, tu avais juste ce fou rire incontrôlable mais silencieux, tu riais, tu riais encore et encore. Sale type.

Mais aussi vite qu'il t'avait pris, ton rire te quitta, remplacé par ton sourire ô combien insupportable - on aurait sacrifié des chatons à Satan juste pour le voir disparaître, ha - lorsque l'objet de ton attention se tourna de nouveau vers toi, ses yeux vert feuille indifférents ... non. Il y avait quelque chose de plus cette fois, un petit éclat de quelque chose et tu t'en délectais.

T'avais pas envie de faire comme eux.
Mais c'était une exception là, la seule. Briser son indifférence, briser leur indifférence. Leur montrer.

▬ ... Un problème, très cher camarade ? ~

T'avais utilisé ce ton léger, insouciant, presque joyeux, comme s'il ne s'était rien passé. Certains y verraient même une pointe de sadisme ou d'amusement - teinté d'une vague cruauté ? -. Mais il suffisait de voir tes yeux et personne ne s'y tromperait. A côté de ta malice habituelle, dansait une lueur de froid intérêt, l'intérêt que porte le chat à la souris avant de la dévorer.

Tu savais que ce serait difficile de le tirer de cette apathie fade et morne, tu en étais parfaitement conscient, mais tu le prenais comme un challenge, tu t'en amusais, tu te disais que même si tu le brisais, tu pourrais toujours le reconstruire, le remonter à ta guise par la suite et tu te dégoûtais en même temps, de laisser ces pensées retorses, corrompues t'envahir. Le mélange d'émotions était pour le moins étrange, c'était d'ailleurs la première fois que tu faisais l'expérience de celui mais qu'importe. Ce qui t'intéressait, c'était l'autre, c'était lui.

La lueur qui s'était allumée un bref instant dans ses yeux, celle qui t'avait fait jubiler, elle avait disparu maintenant, mais c'en était que plus tentant, t'avais un certain goût pour la difficulté, plus une boîte était difficile à ouvrir, plus irrépressible était ton envie de le faire, c'était proportionnel et t'en riais d'avance. Ton sourire de travers s'élargit encore, de manière presque improbable, toujours insupportable.

▬ … Je devrais te retourner la question ... Puis, après une courte pause, il reprit avec toute la lassitude du monde dans sa voix. … Qu’est-ce que tu veux … ?

Un rire, léger, toujours silencieux. Se faire jeter de la salle de classe alors qu'il venait de mordre à l'hameçon ? Hors de question, absolument hors de question, tu te refusais à faire une erreur aussi basique. Tu fis mine de te réinstaller correctement, le coude nonchalamment appuyé sur le table et ta joue dans ta main. Sourire moqueur, encore, ton amusement se faisait sentir, peut-être trop et t'étais sûr que quelqu'un n'allait pas tarder à exploser, restait à savoir si tu parviendrais à fendre sa carapace avant que ça n'arrive.

Tu te demandais comment t'y prendre, pour le moment, t'avais jamais fait ça après tout, t'en étais toujours resté aux petites piques acerbes et aux sauts d'opinion psychédéliques et en général, ça suffisait à les faire tous exploser - si ridicules, si malléables -. Mais là, t'avais affaire à quelqu'un qui avait de l'indifférence sa seconde nature, l'imperceptible flammèche qu'il avait réussi à allumer en lui s'étant éteinte presque aussitôt.

Ta curiosité s'en trouvait attisée, violemment sollicitée. T'avais envie de savoir, de comprendre. Tu voulais saisir les raisons pour lesquelles une personne pourrait volontairement détourner les yeux de la réalité, l'ignorer, la déformer et se convaincre qu'elle n'importait pas. Comment quelqu'un pouvait se comporter avec un tel déni de ce qui lui arrivait, prétendant que ça ne l'affectait pas et porter toujours le même regard sur tout, ce regard chargé d'ennui et de désintérêt. Et naïvement, stupidement, futilement peut-être, tu pensais que comprendre ce mécanisme te permettrait de le détruire, de le changer.

Tu pensais qu'en comprenant l'indifférence, tu pourrais faire tourner les rouages du monde, le changer. Le rendre meilleur.

▬ Hmmm, c'était une bonne question, j'en suis pas trop sûr moi-même, déclaras-tu d'abord, cherchant à tester l'effet de ta non-réponse sur ton interlocuteur.

Dans un premier temps, tu te contenterais d'observer, de sonder ta proie. T'avais probablement que peu de temps avant de te faire expulser mais c'était toujours ça de pris, une première phase d'expérimentation. Au pire, tu te disais que tu pouvais toujours revenir le tester plus tard et il ne pourrait pas y faire grand-chose, vous étiez camarades de classe après tout.

Et une nouvelle fois, ton sourire s'élargit.
Sale type.

T'avais le plus grand mal à te retenir de rire, les gens pouvaient toujours pleurnicher sur leurs devoirs de maths mais ne pas exploser de rire face à son expression, ça, ça c'était le vrai challenge ! T'en étais à te mordre l'intérieur de la joue pour t'en empêcher, ça serait vraiment trop idiot de se faire choper maintenant mais s'il continuait, tu savais que tu pourrais pas te réprimer plus longtemps. Il avait tellement l'air de te voir comme une nuisance, avec son air ennuyé mais blasé et il faisait tellement d'efforts pour t'ignorer ! Après tout, il s'était retourné encore pour refaire face au tableau, la plupart des gens n'y parvenait pas, pour la simple et bonne raison qu'ils se sentaient défiés - à tort d'ailleurs, c'était si drôle de les voir s'imaginer que t'avais piétiné leur ego surdimensionné  - et qu'ils se sentaient obligés d'avoir le dernier mot avec toi avant de se détourner. C'était vraiment, vraiment, vraiment énorme, ils étaient si idiots, si stupides, si crédules !

Mais là, c'était différent, lui, il avait poussé son indifférence, son détachement du monde à ce point-là, au point où il arrivait à faire abstraction d'une personne aussi ingérable que toi. Et ça attisait ta curiosité, de plus en plus, tu te délectais à l'idée de l'ouvrir, de le disséquer, d'être le premier à casser cette distance qu'il maintenait entre lui et le reste.

▬ … Je vois … Alors laisse-moi tranquille … grommela-t-il.

Tu laissas échapper un nouveau rire, très léger, à peine audible. Son indifférence était telle qu'on pourrait le qualifier de statue insensible que ça ne l'étonnerait même pas, ça ne le rendait que plus dégoûtant, que plus répugnant et pourtant, bien plus intéressant que les autres. Tu ne te souvenais pas d'avoir un jour croisé quelqu'un de plus froid que lui et quelque part, ç'aurait peut-être été mieux que tu ne le fasses pas, tu jouais avec le feu, tu risquais bien de devenir comme lui si tu le comprenais.

Ça te faisait peur, mais ta curiosité était la plus forte, de loin. Et tu ne lui résistais même pas.

▬ Pas envie.

Tu gardais toujours ce ton joueur, taquin, provocateur, tu voulais tirer une réaction de lui, trouver les mots pour raviver son intérêt, non, aviver son intérêt. Trouver la faille dans son armure. T'en avais eu un aperçu il y a quelques minutes et encore maintenant, tu réfléchissais à ce qui avait bien pu provoquer une telle réaction chez lui. Était-ce juste l'agacement, l'irritation d'avoir été dérangé ? Non, ce serait trop simple et puis, il avait l'air si blasé, si amorphe et apathique, tu doutais que ça soit juste ça. Tu souris. Il pouvait se faire aussi énigmatique qu'il le voulait, tu n'en serais que plus tenace.

▬ Pourquoi j'aurais besoin d'une raison pour te faire chier, même ? Est-ce que toi, tu as besoin d'une raison pour ignorer les gens comme tu le fais ? Nan, hein ? Tu fais ça parce que t'en as envie ...

Ce n'était qu'une hypothèse sans fondement, tu jouais avec les mots ... Mais tu guettais chaque détail, chaque miette de réaction qu'elle pourrait lui soutirer.

C'était vraiment très drôle, tu te répétais mentalement, certes, mais tu ne pouvais pas t'en empêcher - là aussi, tu radotais, ça te faisait sourire un peu -. Et tu commençais à te demander si son indifférence était réelle ou feinte, parce qu'il pouvait toujours jouer les insensibles, ça changeait rien au fait qu'il n'arrivait pas à t'ignorer complètement, ça te faisait retirer ce que tu pensais tout à l'heure, à savoir qu'il était différent des autres : lui aussi éprouvait le besoin de te faire taire, apparemment. Aurait-il été réellement blasé de tout, il n'aurait sans doute même pas pris la peine de poser les yeux sur toi et cette pensée provoquait en toi un certain sentiment de satisfaction.

Maintenant, tu l'observais se balancer sur sa chaise et tu luttais contre l'envie de shooter dans l'un des pieds métalliques de son appui juste pour voir sa réaction lorsqu'il se ramasserait gracieusement par terre, juste pour voir s'il s'énerverait, s'il laisserait tomber cette façade froide et sans couleurs, t'en avais envie, tellement envie. Mais tu devais te retenir. Le laisser répondre d'abord.

▬ Envie … hein ? J’ignore les gens parce que je l’ai toujours fait, pas parce que j’ai envie … Pourquoi tu me demandes ça … ?

Et tu laissas une pointe d'amusement teinter ton sourire, une nouvelle fois. Amusement, car tu ne pouvais t'empêcher de douter de ce qu'il disait, tu ne pouvais t'empêcher de te persuader qu'il mentait, sa vision des choses t'était si étrangère, c'était impossible à tes yeux d'ignorer les gens juste comme ça, juste parce qu'il l'avait fait une fois et qu'il se sentait obligé de le faire. C'était juste pas crédible du tout, il avait bien fallu que quelque chose l'amène, le pousse à être indifférent une fois pour que le reste suive ... Dans ce cas, on l'avait forcé, non ? Ton sourire s'élargit. T'aurais juste à lui demander plus tard ... ou le pousser à avouer de lui même.

Hmm, comment allais-tu t'y prendre ?

▬ Pourtant, il a bien fallu que tu en aies envie la première fois, non ... ? C'est vraiment une excuse de merde, commentas-tu, sans te soucier une seule seconde d'employer un minimum de tact pour enrober tes paroles. Une excuse de merde, mais une excuse qu'on peut pas démonter, c'est pas génial ? Je pourrais la servir pour justifier des meurtres, personne ne pourra jamais démontrer le contraire !

Tu laissas échapper un petit rire sinistre et pourtant légèrement moqueur, comme si la pensée même de tuer quelqu'un t'amusait - ce qui n'était pourtant pas le cas -.

▬ Tu tues des gens. Tu tues des gens, par l'indifférence dont tu fais preuve chaque seconde, chaque minute, chaque jour. Tu tues des gens, parce que tu l'as toujours ça. Et c'est pour ça que j'te cause, là. Pour savoir. Pour comprendre comment tu peux juste regarder des humains, des gens comme toi, crever comme des chiens sans lever le petit doigt. Juste parce que t'es indifférent.

Tu t'intéressais à lui mais ton dégoût pour lui persistait, cette impression te collait à la peau, refusait de te quitter. T'avais un préjugé, tu partais d'une idée préconçue pour établir son mode de pensée, sa vision des choses, du monde mais tu faisais de ton mieux pour envisager d'autres possibilités. Mais quelles que soient les raisons pour lesquelles il était indifférent, que cette attitude soit volontaire ou imposée, tu pouvais pas t'empêcher de le détester, de le haïr même, si ça trouve.

▬ Ah, je vois, c’est bien. Je dois être un sacré meurtrier, alors.

T'avais conscience que tu le connaissais pas et que c'était réciproque, tu savais que ce n'était pas lui qui avait détourné le regard quand t'avais besoin d'aide mais ton esprit superposait les deux ensembles sans arrêt, t'avais le plus grand mal à rejeter cette idée qu'il aurait pu, qu'il aurait dû t'aider. C'était pas de sa faute si ton enfance avait été particulièrement dégueulasse, c'était pas de sa faute mais ... Mais peut-être était-ce de sa faute si la vie d'autres avait été gaspillée, perdue, gâchée par un geste qu'il aurait dû exécuter mais qu'il n'a jamais fait. Au nom de l'indifférence, au nom de la paresse et du confort humains, ces états d'esprits qui leur disaient de ne rien faire tant qu'ils n'étaient pas directement concernés.

Dégoûtants, tous autant qu'ils étaient.

Mais là, en plus de ton mélange bouillant de dégoût, mépris, haine, s'ajoutait une nouvelle émotion, un sentiment qui risquait bien de tout faire exploser. Irritation, colère, rage ? T'étais pas sûr d'où ça se situait sur l'échelle mais ce que tu savais, c'était que tu ne supportais pas le regard vide dans lequel tu plongeais tes yeux. Vous étiez si différents, toi, tout en couleurs, feu follet d'émotions bondissant et lui, terne, monochrome, fade. Il était plat, si plat.

Et tu le détestais, pour ce manque de réaction qui lui était si caractéristique. Peut-être en partie parce que t'étais frustré qu'une remarque qui d'ordinaire, déstabilisait les autres n'avait sur lui aucun effet, mais ce n'était sans doute pas que ça, il incarnait tout ce que ce que tu haïssais après tout.

▬ Ce monde va tomber en ruines.

C'était tout ce qu'il trouvait à dire ? Pensait-il réellement que ça résolvait tout ? C'était trop simple. Peut-être était-ce là une autre raison pour laquelle vous étiez si différents ... ?

▬ Et t'as pas envie de lever le petit doigt pour le redresser un peu ? Vraiment ?

Ton sourire se fit plus dur cette fois, plus amer, alors que tu listais mentalement toutes les choses qu'il aurait pu faire, qu'ils auraient pu faire, que vous auriez pu faire.

▬ Dans l'histoire, on a toujours dit que les humains faisaient de leur mieux pour améliorer leur condition mais faut croire que c'était de la publicité mensongère ... Je croyais pourtant qu'on était une espèce optimiste et espérante de nature.

▬ Ah … ? T’es bien naïf, alors …

Cette réflexion, venant de lui, elle te faisait sourire, rire même. Qui était le plus naïf d'eux deux, tu te le demandais bien. Il y avait lui, qui pensait qu'en s'isolant du monde, en prétendant qu'il n'était pas là, qu'il n'existait pas, qui pensait qu'en se comportant comme ça, il serait laissé tranquille, peinard dans son coin ? Alors que le monde était toujours là, lui vomissait ces régnantes obscénités qu'on appelle réalité à la figure ? Et puis il y avait toi, qui choisissait de l'accepter, de l'embrasser, de danser avec pour le redresser, au risque de te laisser happer par le train en marche et déchirer par ces idéaux monstrueux. Lequel des deux était naïf, lequel des deux ne faisait que se débattre vainement ? Au fond de toi, tu le savais : vous étiez tous les deux stupides, chacun à sa façon. Mais tu refusais de l'admettre, tu taisais de force cette voix dans ton esprit, tu voulais croire, continuer à y croire ...

▬ … A moins que tu essaies de me piéger ? Les humains ont beau censés être optimistes, leur état d’évolution stagne. S’ils ne changent pas, je ne vois pas pourquoi je changerais, voilà tout. Ce n’est pas comme si une de mes actions allaient changer le monde ou la vie entière d’une personne …

... Et peu importe ce qu'il disait, peu importe les paroles qu'il utiliserait pour t'en dissuader. Tu faisais la même chose, tu essayais de briser ses croyances à lui après tout mais t'avais décidé que tu perdrais pas, pas maintenant, pas contre lui, surtout pas contre lui. Peu t'importait le temps que ça prendrait, tu voulais gagner, lui faire comprendre, provoquer une étincelle d'émotion, même infime, une émotion pareille à celles qui tourbillonnaient, spiralaient en toi en un mélange indescriptible, indéfinissable. Pour colorer sa vision monochrome en une explosion de couleurs, pour déchirer le voile qui lui faisait tout voir pareil.

Tu savais que si tu pouvais le secouer assez, toucher une quelconque corde sensible, si tu pouvais l'ébranler, ça serait une énorme victoire pour toi, déjà et tu savais aussi que tu t'en contenterais pas, t'en voudrais plus, plus, que ton avidité, ton envie de changement égalait l'intensité de leurs désirs dégoûtants et t'en avais déjà la nausée. Tu devenais comme eux, ne serait-ce que face à lui, et c'était répugnant, vraiment. C'était pas le même genre de désir mais c'était tout aussi malsain, ça empestait la folie tout autant. Dégoûtant. Mais tu pouvais pas t'en empêcher. T'arrêter maintenant, ça serait céder, céder face au monde, céder face à cette mentalité et puis, c'était pas dans ton credo d'abandonner à la première difficulté, non ? Au contraire, ça te stimulait, tu les accueillais, ces obstacles. Plus il en poserait, plus t'en casserais et plus l'impact en serait grand.

▬ C'parce que vous pensez tous comme ça que rien ne change, commentas-tu amèrement, quittant un bref instant le ton insouciant que tu affectionnais tant.

Mais ton sourire ne te quittait toujours pas, comme si tu t'amusais encore de quelque chose malgré tes paroles noires - et c'était le cas bien sûr, tu trouvais toujours de quoi rire, c'en était insupportable, à croire que jamais, jamais tu n'éprouvais autre chose que de l'amusement, ce qui était faux -. T'avais juste pas envie de lui laisser voir ton ressentiment, ta colère - en était-ce vraiment ? -, ta haine, ton dégoût - mais il restait apparent, dans ton ton, tes mots, ton attitude -, ta douleur peut-être - t'étais pas vraiment sûr que ça soit ça -, t'avais pas envie de lui montrer ses émotions si lui, lui, lui restait de glace. T'aurais perdu ce débat si tu laissais échapper ton contrôle, ta maîtrise de toi-même, hurler ne te ferait que sonner et paraître ridicule et pour le persuader, non, le convaincre, t'avais pas besoin de ça, t'avais besoin de tout sauf ça. Tes lèvres s'étirèrent un peu plus, vague tentative de reconquérir ton calme ou juste habitude, t'en savais pas grand-chose toi-même.

▬ Et puis, les humains évoluent, t'es aveugle. Tous les jours, on fait des progrès en mécanique, en technologie, en confort, en médecine, on vit un peu mieux chaque jour, fis-tu remarquer, sautant de ta vision dégoûtée à une vision plus optimiste, comme si de rien n'était. J'ai bien le droit d'espérer, non, attendre des progrès en matière d'humanité, non ?

"Et puis d'abord, ça veut dire quoi être humain, pour toi ?" te retenais-tu d'ajouter.

Aucune réaction. Absolument aucune. Il ne fit que t'ignorer, regarder ailleurs, regarder autre chose. Et eux, eux, ils devaient bien rire à te voir t'éclater sur le mur de son indifférence, à regarder tes paroles incapables de l'atteindre, de percer, de déchirer le bandeau posé sur ses yeux. Ça, tu t'en fichais, on avait déjà tellement ri de toi avant, à l'époque où ta mère était encore vivante, le gosse qui ne savait rien faire, le gosse qui ne connaissait rien à rien - normal, personne t'avait jamais rien appris -. Ta propre image t'importait peu.

Mais ce qui te faisait bouillir en ce moment même, c'était le manque d'écho à tes efforts. Il n'y avait rien, rien, rien. Même pas une once, une miette d'irritation. Juste un froid désintérêt et un regard aussi vide que l'univers. Et ça te faisait mal, non, ça te faisait peur. Ça te faisait peur de constater ce néant, de comprendre à quel point sa réalité pouvait être terne, vide, vide de sens, vide de couleurs. Un vide froid, si froid, t'en sentirais presque la morsure sur ta peau et l'espace de quelques secondes, ton expression changea, s'adoucit peut-être, se nuança de tristesse, comme une goutte d'aquarelle qui se dilue dans l'eau.

Ça te faisait mal, mal pour lui, ça te faisait peur, peur pour toi. Mal pour lui : qu'avait-il vu, qu'avait-il vécu, qu'avait-il ressenti qu'avait-il pensé, qu'avait-il réalisé pour vivre ainsi, pour vivre aussi ... mort ? Peur pour toi : c'était si vide, si froid, si humain, tu voulais pas vivre comme lui, tu voulais pas devenir comme lui. Tu voulais pas tomber dans son vide, te laisser dévorer, consumer par cette vision monochrome.

▬ … Tu fais ce que tu veux, j’en ai rien à faire … Vu que chacun est libre de penser ce qu’il veut, tant mieux pour toi …

Non, non, non, ce n'était pas ça, ce n'était pas comme ça qu'il fallait le prendre, le voir, le comprendre ! T'avais envie de crier, de le secouer, de lui enfoncer ça dans le crâne. De lui faire assimiler, reconnaître que le monde ne marchait pas, non, ne devrait pas marcher ainsi. Il n'en avait rien à faire, mais toi, t'avais tout à y faire.

T'étais un idiot après tout, un gamin idiot, stupide. Un gamin qui pleure, un gamin qui a peur, un gamin effrayé de voir son monde s'effondrer, dévaler la pente vers le fossé, sauter dans le vide, accueillir sa fin et se perdre dans son étreinte. Un gamin qui pouvait pourtant pas s'empêcher de ressentir, de compatir quand les autres ont tué ces émotions. Alors non, c'était pas tant mieux pour toi. C'était tout sauf ça.

T'étais idiot, si idiot, à avoir mal pour ces personnes qui s'en foutaient de toi, qui n'avaient pas mal pour toi en retour, c'était ce qu'ils devaient penser. Ce que tu trouvais stupide, toi, c'était également ta propre personne mais pour d'autres raisons. Stupide, trop stupide, trop idiot pour parvenir à lui faire comprendre que rien de bon n'émerge de l'indifférence. Si idiot, t'en avais envie de rire et de pleurer à la fois.

▬ Je fais ce que je veux ? Et si je te poussais par la fenêtre, si je massacrais tout le monde dans cette salle de classe ? Ça poserait pas de problème, non ? T'en as rien à faire après tout, proposas-tu abruptement.

Tu souriais encore, tu sourirais toujours après tout. Mais ce sourire était plus froid, tranchant comme un rasoir et ne contrastait même plus avec les paroles qu'il te laissait prononcer.

Au départ, tu pensais que ça ne changerait rien, il resterait toujours aussi indifférent, t'avais l'impression de parler à une statue de pierre après tout, le genre que tu haïssais plus que tout - et tu le détestais, tu le détestais tellement tout en le plaignant et tu te détestais également, de ne pouvoir rien y faire -. Sauf que non. Non. Pour cette fois, pour cette réplique - tu ne savais pas quelle partie exactement -, quelque chose le fit bouger, quelque chose traversa sa carapace pour le faire réagir et tes yeux s'écarquillèrent légèrement en réponse, en le regardant trembler devant toi.

▬ Rien à faire … Mais pas la fenêtre …

Tu clignas des yeux, surpris. Est-ce que son indifférence avait quelque chose à voir avec les fenêtres ? Tu y réfléchis un instant - on ne savait jamais ? - mais finis par conclure que ça n'expliquait pas tout - évidemment -. Cependant, tu pouvais pas t'empêcher d'être heureux de lui avoir soutiré une réaction, ça te prouvait qu'il n'était pas de glace, qu'il avait beau avoir poussé son détachement à l'extrême, il restait - malheureusement ? - humain. Tu te sentais un peu - un tout petit peu - coupable de l'avoir effrayé comme ça ... si jamais il en avait réellement peur, ça pouvait être autre chose. Mais ta curiosité reprenait très vite le dessus et c'était dégueulasse, dégueulasse de voir comme ta compassion avait en un éclair fait place à cette dissection mentale que tu faisais de ton camarade de classe. Dégoûtant. Vraiment dégoûtant.

▬ Pourquoi cette distinction ? Je croyais que tout t'indifférait ...

Cette personne était une énigme à tes yeux, peut-être pas à ceux des autres - qui ne devaient probablement même pas se poser de questions - mais il t'intriguait tellement. Où était donc l'intérêt de ne prêter attention qu'à une seule chose en particulier ? Etant donné la mentalité qu'il affichait jusqu'ici - ça te frustrait un peu, tu ne connaissais pas cette personne et tu pouvais que conjecturer, mais il y avait pas mal de chances qu'elles soient justes, ceci dit -, cette chose en particulier devait le concerner directement. Bon, cette déduction-là était évidente, simple comme bonjour, tous les humains raisonnaient ainsi après tout.

Mais ce que tu pensais ensuite, c'était que tu constatais un certain égoïsme de sa part : ne regarder que ce qui peut lui nuire, et ignorer le reste. Oui, tu qualifiais ça d'égoïsme plutôt que de prudence. Après tout, à ta remarque précédente, il avait bien répondu que la seule chose qui lui importait dedans, c'était de ne pas avoir à faire face à une fenêtre. Donc que tout le monde crève autour de lui, il s'en foutait ? Égoïsme, pas prudence.

T'avais beau compatir, t'avais aussi envie de gerber, tu te faisais pas d'illusions. Son indifférence expliquait son comportement mais en aucun cas, il ne le justifiait. C'était une confusion que faisait beaucoup de personnes, d'ailleurs. Les humains sont si cons. Tu souris, rictus méprisant cette fois, reprenant ta voix moqueuse et chantante, et également une autre de tes mauvaises habitudes : faire toute la conversation tout seul.

▬ Laisse-moi deviner, ça me regarde pas ? T'as rien à dire à un inconnu comme moi, non, surtout comme moi, qui t'insupporte, te dérange, te met mal à l'aise ? Ou maintenant que j'ai dit ça, tu vas probablement dire que t'en as rien faire, que tu te fous de tout, je me trompe ?

Tu continuais à l'observer, même s'il était de dos. Le rythme de sa respiration que tu devinais avec le mouvement de ses épaules, la manière dont ses mains se crispaient sur le bord de la table, tout ce que tu voyais était un indice concernant sa réaction, même s'il la cachait. Et toi, t'assimilais ce que tu voyais, tu notais quel geste s'associait avec quel mot t'avais prononcé, tentant d'établir un lien entre ses émotions - t'en doutais pas, il devait en avoir, il t'en avait montré un mince, très mince aperçu et c'était la preuve de leur existence, aussi faible et minime soit-elle - et son langage corporel.

▬ … Oui ça ne te regarde pas, oui j’en ai rien à faire, alors maintenant que t’as tout compris et que tu sais comme moi que je ne dirai rien … Laisse-moi tranquille …

Il se retourna et l'espace d'un instant, tes yeux s'écarquillèrent. Quelque chose avait changé chez lui et c'était pas naturel, c'était pas normal, ses yeux n'avaient plus la même couleur, c'était pas possible, n'est-ce pas ? T'avais même pas conscience d'avoir déjà été dans le même cas, d'avoir déjà subi cette modification toi aussi, alors bien sûr, ça te surprenait, comment pouvait-on changer ainsi la couleur de ses iris ? Certes, tu savais que les yeux pouvaient changer de couleur avec la luminosité mais pour passer de verts à rouges ... ? C'était impossible, les deux couleurs étaient bien trop éloignées dans le spectre chromatique.

Mais ce qui te frappa plus encore, c'était le vide, le trou sans fond de ses yeux, plus noir, plus béant que jamais et malgré toi, t'en avais peur, de ce néant, t'en avais encore, t'en avais toujours peur. Inconsciemment, ton sourire se crispa légèrement, teinté par la nervosité provoquée par ce contact visuel.

▬ Ne me regarde pas, ne me parle pas, fais comme s’il n’y avait strictement rien devant toi, c’est pas si compliqué si eux, ils y arrivent … Tu me fatigues …

Et là, tu tiquas. Tu le fatiguais ? Ha, tu le savais ça, ce n'était pas vraiment un problème. Non, ce qui te faisait réagir, toi - alors que les autres se seraient probablement attardés sur la deuxième partie de sa tirade -, c'était sa volonté que tu fasses comme eux, que tu l'ignores comme eux. Il ne pouvait pas savoir que t'exécrais qu'on te demande de faire ça, mais puérilement, tu le lui reprochais, plus que tu ne le devrais.

Colère, reproche, peur, incompréhension, dégoût, tout un amalgame d'émotions tourbillonnait dans ton esprit, dansant ensemble une valse démoniaque, inhumaine tant elle était rapide, complexe, désordonnée. Et tu ne te rendis même pas compte de ce que t'allais faire, de ce que t'étais en train de faire. T'avais les mêmes yeux, les mêmes yeux écarlates, resurgis une nouvelle fois. Tu les contrôlais pas, comment le pouvais-tu, tu savais même pas que tu les avais. Mais le mal était fait et ce mal, c'était cet amas de sentiments, cet amas de tes sentiments qui explosa et perça violemment leurs esprits, leur imposant ce mélange impossible, ce mélange qui n'appartenait qu'à toi. Tu sentais juste une légère migraine, mais tu mettais ça sur le compte de l'irritation, t'avais pas encore compris, pas encore.

▬ Non. Tu peux dire ce que tu veux, tu existes, c'est un fait, un fait indéniable. Tu inspiras, tentant de garder ton calme. Tu peux fuir autant que tu voudras, tu seras toujours là, tu peux essayer de t'arracher au monde, de t'en couper, t'y arriveras pas.

Et aussi vite qu'elle était apparue, la teinte écarlate de tes yeux laissa sa place à la banale couleur noisette, la couleur habituelle de tes yeux, partie avec la brève étincelle de colère qui les avait éclairés. C'aurait presque pu être une illusion et toi, tu t'en rendais toujours pas compte. Tes pupilles restaient fixées, verrouillées sur les siennes, alors que tu tentais encore de le convaincre.

▬ Tant que tu seras vivant, ce monde t'enchaînera. Tu peux l'ignorer, lui ne t'ignorera pas pour toujours, il finira par te voir et te marcher dessus. Ils ont peut-être encore l'air de faire comme si t'existais pas, mais c'est justement ça qui va te réduire en miettes, conclus-tu d'une voix toujours aussi chantante, comme si rien ne s'était passé.

Une explosion, une éruption de confusion dans la classe, tout le monde parlait en même temps, certains se hurlaient dessus même et toi, naïvement, t'associais ça au changement de couleur de ses yeux, c'était arrivé à peu près au même moment, non ? Ça expliquerait pas mal de choses, la théorie du paranormal. Et t'étais trop idiot, trop ignorant pour te douter qu'en réalité, c'était de ta faute, pas la sienne.

Et lorsqu'il saisit le devant de ton uniforme pour te tirer à lui, brutalement, assez violemment pour que tu butes contre le bureau et manques de t'étaler dessus, tu restais trop sonné pour dire quoi que ce soit, ne serait-ce que pour protester un tout petit peu pendant sa longue, longue tirade. Un court instant, tout le monde vous regarda, mais franchement, ils avaient d'autres préoccupations, t'avais jeté, lâché la pomme de la discorde entre eux, inconsciemment et maintenant, ils criaient, tempêtaient sans aucune raison. Et au milieu de l'ouragan, dans l’œil du typhon, il y avait lui. Il y avait cet inconnu, cette personne dont tu ne connaissais rien mais dont les paroles te semblaient si, si, si familières.

▬ Et qu’est-ce que t’en sais, hein ?! Depuis que je suis gamin, personne ne me voit, le monde lui-même m’évite ! J’ai beau être enchaîné comme tu dis, mes chaînes sont trop pâles pour être vu par les autres !! Sauf toi. Toi, je sais pas pourquoi, mais tu n’es pas aussi illogique que les autres, c’est pour ça que tu m’as vu. Mais tu sais pas ce que tu dis. Tu n’as jamais été ignoré, tous les autres parlent de toi, tu es le sujet qui court dans tout le lycée. Alors tu ne sais rien, rien. Si le monde a commencé à m’ignorer, alors il peut finir de la même façon !!

Il était toi, tu étais lui, vous étiez deux faces de la même pièce, c'était ce que tu pensais, là, à cet instant. Vous aviez tous les deux vécu l'indifférence, vous en étiez sortis avec une vision des choses différentes. Lui avait choisi de l'appliquer à son tour, de se fondre dans la masse. Toi, t'avais voulu la détruire, peu en importe le prix. Et cette réalisation, cette réalisation changeait tout. Si l'indifférence engendrait l'indifférence, qu'allais-tu devoir faire ? Comment allais-tu briser ce cercle vicieux, alors que ta conviction, ton principe selon lequel une personne ayant connu ça n'allait pas l'infliger à un autre en toute connaissance de cause, venait de s'effondrer ?

Et t'étais tellement sonné, choqué que même lorsqu'il te lâcha, tu t'en rendis même pas compte. C'était une possibilité que t'avais jamais envisagé après tout, même pas dans tes longues réflexions. Qui pourrait bien faire souffrir les autres comme ça, alors qu'il connaissait bien la douleur qu'il imposait ? T'entendais même plus ce qu'il disait, t'avais complètement déconnecté, sa voix se perdait dans ce bruit de fond, le chahut incontrôlable de la salle de classe. Et lorsque tu redescendis sur terre, il s'était déjà tu.

▬ Et toi, qu'est-ce que tu en sais ?

Une voix atone, atrocement inexpressive comparée à ton ton sautillant d'il y a un instant, mais toujours ce sourire de travers, un sourire remarquablement tranquille au milieu du foutoir qu'était devenue votre salle de classe. Quelque part, ce que t'avais compris à partir des sous-entendus de son monologue te rassurait. C'était un terrain que tu connaissais, après tout.

▬ Les gens me regardent peut-être mais ils ne me voient pas, ils ne me comprennent pas. C'est sensiblement la même chose, tranchas-tu avec une pointe d'amertume.

Les gens, les humains. Les humains, avec cette tumeur appelée indifférence, cette chose qui les bouffait, les contaminait, les recrachait, et se propageait ensuite. Dégueulasse.

▬ Quelque part, t'es peut-être aussi dégueulasse qu'eux. Tu sais ce que ça fait et pourtant, tu les imites, tu piétines les autres sans un seul égard et ensuite, tu viens jouer les victimes ? Me fais pas marrer.

Il te regarda un instant et bien que tu sois complètement incapable de déchiffrer son expression - après tout, il restait incroyablement stoïque, à croire que son visage avait été sculpté dans du marbre -, tu te disais qu'il devait probablement avoir dit soit une énormité, soit quelque chose de juste. Autrement, il t'aurait froidement ignoré, comme il l'avait si bien fait avant - te parler en te tournant le dos, wah, ce mec connaissait pas la politesse -.

▬ Jouer les victimes … ? Je vois pas de quoi tu parles. Ça ne me dérange pas d’être laissé à l’arrière, d’être le seul à penser comme ça si bien que les gens finissent par ne plus me voir et peut-être même à m’en vouloir d’être ainsi.

Tu haussas un sourcil, surpris. Comment ça ? Il venait pourtant de se plaindre d'être transparent, non ? Du moins, il l'avait formulé comme s'il s'en plaignait, n'avait-il pas dit que tu savais pas de quoi tu parlais ? C'était une phrase typique d'une personne qui avait souffert et reprochait à quelqu'un d'autre d'amoindrir cette expérience, non ? Ou avais-tu juste mal interprété ... ? Ça semblait pas vraiment plausible, le ton de sa voix et la colère que t'y avais perçue paraissaient pointer vers l'autre hypothèse.

... Ou alors, il mentait. Auquel cas, il mentirait très mal, il venait tout juste de prouver qu'il accordait quand même une certaine importance à être visible, pas vrai ? Uuuh, il était juste incompréhensible à tes yeux. Bon, certes, d'accord, il l'était déjà avant mais là, ça prenait des proportions assez énormes.

▬ … Le jour où je serai vraiment à l’écart, ce sera tant pis pour moi, voilà tout …

... Oui, vraiment énorme. Qu'essayait-il de faire, là ? C'était quoi ça ? Une tentative de martyr, de sacrifice ? Ou une preuve de stupidité, d'illogisme ? Tu sentais déjà venir la migraine. Enfin, non. Tu la sentais déjà s'amplifier, avec tout ce bruit, ce chahut, ces bousculades et puis surtout, cette personne que tu ne comprenais pas. D'ailleurs, tu ne captais toujours pas pourquoi personne n'était encore entré dans la salle de classe pour ordonner le calme, avec tout le boucan qu'ils faisaient.

▬ Je comprends pas, déclaras-tu, même si t'étais conscient qu'il n'en avait probablement - sûrement - rien à faire.

Et tu souris en vrillant tes yeux dans les siens, cherchant à nouveau à les sonder, à accrocher du regard la moindre parcelle d'émotion - il avait explosé tout à l'heure, t'en cherchais les restes, tu voulais voir si ça avait ... déclenché quelque chose -.

▬ T'essayes de te faire passer pour quelqu'un d'inaccessible, ou t'en as juste vraiment rien à faire de toi ? Dans ce cas, pourquoi tu cherches à éviter de te faire du mal ? C'est juste ... pas logique.