trigger ∆ ft. mikumo | terminé

Tu tiras un tabouret à toi, pestant mentalement contre ta croissance lente qui t'avait pas donné assez de centimètres pour atteindre cette foutue étagère où était posée - comme par hasard - le paquet dont t'avais besoin. Ton oncle aurait très bien pu s'en sortir sans toi, mais t'avais envie d'un peu d'argent de poche, d'où ta présence au café cet après-midi, alors que c'était le week-end. C'était pas un job déplaisant, tu pourrais même t'hasarder à dire que tu l'appréciais. Enfin, ça, c'était ce que tu te disais les jours où aucun client chiant ne passait la porte d'entrée.

Le carillon à l'entrée tinta et tu te dépêchas de terminer la boisson qu'on t'avait demandé - un café crème, bah voyons, il allait falloir que tu cherches aussi la chantilly et la cannelle -. Mais c'était pas la peine finalement, ton oncle échangea sa place avec toi, après avoir déclaré que tu ferais mieux de t'occuper du client qui venait d'arriver, sous le prétexte qu'il avait l'air d'avoir le même âge que toi. Tu roulas les yeux, exagérant volontairement le mouvement pour faire comprendre à ton tuteur que certes, t'avais pas d'amis mais honnêtement, tu préférais ça que d'avoir à supporter des connards.

Tu resserras machinalement ton tablier, arrangeas vachement les manches de ta chemise - c'était vraiment pas ton truc, les uniformes - et t'avanças vers le comptoir, un sourire commercial remplaçant ton air vaguement irrité. Enfin, commercial, c'était vite dit, c'était ce que les autres devaient se dire, tu souriais pour d'autres raisons que faire plaisir à la clientèle.

▬ Bienvenue-

Le reste de la formule d'usage resta bloqué dans ta gorge lorsque tu reconnus la personne assise devant toi. Okay. De tous les clients potentiels, il avait fallu que ça soit lui, merveilleux. Enfin bref. Tu pouvais pas vraiment t'en plaindre. Et puis, tu te demandais comment t'excuser ? Voilà ton occasion.

▬ Ah. Euh. Hum. Qu'est-ce que-. Tu hésitas un instant entre les différents pronoms avant de choisir le plus naturel. -tu voudrais boire ?

Tu hésitas encore un instant, avant d'ajouter.

▬ Oh, et te soucie pas du prix. Je t'en dois une. Enfin, pour la dernière fois. Désolé.

T'avais pas d'autres choix que d'attendre qu'il prenne une décision maintenant. Même si la probabilité pour qu'il décide de se lever et se casser était très élevée. C'était la réaction la plus courante des gens avec qui t'avais tapé la discute pendant quelques minutes et vu tout ce que t'avais pu dire la dernière fois, Dieu seul savait ce qui pourrait retenir l'autre - Kitamura, c'était ça son nom, t'avais essayé de le mémoriser par la suite - de prendre la fuite. C'était toujours comme ça de toute façon. Pourtant, à ta grande surprise, il finit par te regarder et passer sa commande.

▬ … Un café au lait … S’il te plaît …

Bon. Okay. Il avait pas fui. Tu savais pas trop comment le prendre. Une partie de toi était soulagée, l'autre paniquait - tu devais tirer une tronche très bizarre -. Comment t'étais sensé réagir même ? Ça t'aurait avancé à rien qu'il reparte, c'était d'ailleurs la dernière chose que tu voulais mais maintenant qu'on te confrontait à cette situation, tu savais pas trop quoi faire, ça te sortait trop de tes habitudes.

Enfin, t'avais pas le temps de t'attarder sur ça pour le moment. Tu acquiesças, histoire de faire comprendre que t'avais entendu et te retournas pour préparer sa boisson. Quelques minutes plus tard, tu faisais glisser la soucoupe et la tasse posée dessus vers lui, vaguement soucieux de la quantité de lait que t'avais ajouté au café - est-ce que c'était trop ou pas assez, voilà pourquoi tu détestais faire du café au lait -.

Il a bu en silence et t'as pas osé soutenir son regard - t'aimais pas vraiment être observé -, t'as préféré t'intéresser à la vaisselle qui devait être faite. T'en étais à essuyer ton troisième verre d'affilée lorsqu'il reprit la parole.

▬ … Pourquoi … Tu m’as dit tout ça, l’autre fois … ?

Au moins, il ne faisait pas de détours. Tu saisis un quatrième verre, que t'entrepris de nettoyer distraitement, cherchant comment bien formuler ta réponse. Tu posas le récipient couvert de la mousse du liquide vaisselle pour en saisir un autre, avant de finalement ouvrir la bouche.

▬ C'est un peu con et égoïste comme motif ... Juste que ton indifférence m'énervait et j'ai cherché à t'emmerder pour te faire réagir. Je sais que j'aurais pas dû faire ça ... La dernière syllabe mourut un peu prématurément, t'avais replongé dans ta réflexion sans t'en rendre compte.

Tu rinças toujours aussi distraitement ce que tu venais de savonner.

▬ ... C'est difficile à expliquer, en fait, c'était tout ce que tu trouvais à dire.

T'attrapas la serviette qui traînait sur le côté et plongeas les mains dedans, les frottant contre le tissu pour enlever l'eau qui en dégoulinait encore. Il buvait assez lentement, c'était ce que tu te disais. La plupart des clients, lorsqu'ils étaient seuls, même s'ils s'attardaient un peu pour parler à ton oncle, ils se sifflaient la tasse en une ou deux minutes maximum. Lui, il prenait son temps. Enfin, ça avait l'air de convenir à l'image que tu te faisais de lui et la constatation te fit sourire.

▬ … Ne te sens pas obligé …

Oui, il correspondait à l'image que tu te faisais de lui. Passif, mou, indolent, indifférent. Spectateur plutôt qu'acteur. Ça t'irritait toujours autant, mais pour le moment, c'était pas ce qui primait. Tu te désintéressas de lui le temps d'essuyer l'eau de ce que tu venais juste de laver et te mis sur la pointe des pieds pour les ranger sur l'étagère derrière. Quand tu te retournas pour lui refaire face, tu te rendis compte qu'il t'observait et haussas les sourcils d'un air interrogateur. Il n'avait pas l'air disposé à te le dire pour l'instant, ceci dit. Non, d'autres mots franchirent ses lèvres, à peine audibles par dessus le fond sonore des autres discussions.

▬ … Donc tu es là quand tu … N’es pas en cours …

Un petit rire t'échappa. Amusé, un rire amusé. Tu pensais honnêtement que ce qu'il venait de dire était drôle et tu pouvais pas t'en empêcher, tu savais pas t'en empêcher. Il allait peut-être mal le prendre, peut-être. Mais quelque chose te dirait qu'il allait garder son air inexpressif et juste se demande quelle connerie tu lui réservais encore.

▬ Ah, parce que ça t'intéresse ? Je pensais que tu serais plutôt soulagé de pas me voir me pointer au lycée pourtant, fis-tu observer, avec ton sourire de travers, ce sourire qui te caractérisait.

Tu attrapas ta manche gauche avec tes doigts, froissant machinalement le tissu, pour t'occuper. Pour t'empêcher d'essayer de recommencer, d'essayer de briser son indifférence. L'envie te tiraillait, c'était cette petite voix dans ton cerveau qui te chuchotait tout ce que tu pourrais dire pour l'énerver.

▬ Parce que quand je te vois, je peux pas m'empêcher de me dire que ton indifférence fait du mal et ça me fait ... te dire des choses horribles que j'aimerais pas dire mais que je dis quand même. Je sais pas trop comment le formuler ...

Il avait pas l'air très enclin à soutenir ton regard non plus, on dirait. L'idée te fit sourire. Est-ce que tu faisais peur à ce point ? Tu voyais pas en quoi tu pourrais être effrayant pourtant - ou peut-être que si, t'avais pas une réputation des plus recommandables, t'avais entendu dire que tu noyais des chatons tous les jours pour entretenir ta cruauté pas plus tard que la semaine dernière après tout -. Est-ce que tu l'embarrassais ? Peut-être bien qu'il te méprisait tellement qu'il ne daignait même pas de poser les yeux sur toi, c'était bien trop dégradant. Ton sourire s'élargit. T'avais vraiment des idées connes, parfois. Mais ce qui t'amusait, là, c'était que celles-ci étaient peut-être vraies.

▬ … C’est bien d’être honnête … Apparemment …

Woah. Bah dis donc. Si tu t'attendais à l'entendre dire quelque chose, c'était sûrement pas ça. Comment dire ... ? Ca sonnait faux ? Quelque chose comme ça. Tu le voyais pas vraiment déclarer ce genre de choses avec conviction, en le pensant. En fait, tu le voyais tout simplement pas adresser la parole aux autres sans y être obligé, et encore moins pour faire un commentaire sur leur attitude - qui plus est, un commentaire qui se voulait ... réconfortant ? -.

▬ … J’étais … hm … Un peu surpris de ne pas te voir, c’est tout … C’est si bizarre que ça … ? Je sais pas comment tu arrives à me parler … Aussi calmement alors … Vu ce que tu me dis …

Un nouveau rire léger s'échappa de ta gorge, allumant au passage des étincelles malicieuses dans tes yeux. C'était vraiment plus fort que toi, tu savais pas contrôler ton amusement et tu savais sûrement pas le cacher. S'il était ce genre de personne terne et morne auquel tu l'identifiais, ça devait soit l'irriter, soit le déranger, soit l'ennuyer. Dans tous les cas, c'était une chose que tu devrais sans doute pas faire. Mais tu le faisais quand même, parce que de toute façon, tu pouvais pas agir autrement.

▬ J'ai pas besoin d'être énervé pour dire des choses horribles. On a déjà dû te dire que j'étais un sale type, non ?

Le ton était nonchalant, comme si ça te faisait pas grand-chose. C'était le cas, d'ailleurs : t'avais conscience que t'étais pas non plus quelqu'un de bien, du moins, pas à 100%. Il y avait pire que toi, certes. Mais il y avait mieux aussi - tu l'espérais, parce que le monde était mal barré si t'étais au sommet du classement des gens bien -.

▬ Ceci dit, ça veut pas dire que je m'énerve pas. Je pourrais. Si tu disais quelque chose pour. Tu haussas les épaules. Mais à la base, ton indifférence m'agace juste. Quoique ... me dis pas que t'es schizoïde ... ? hasardas-tu, avant de retirer immédiatement ce que t'avais dit, marmonnant tes réflexions pour toi-même. Nan, t'as pas le profil type ... Je comprends pas d'où ça peut venir alors ...

T'en étais pas encore à envisager qu'il puisse être un androïde mais c'était pas loin. Après tout, il avait démontré qu'il avait des émotions, non ? Mais ç'avait été une exception. 99% du temps, il avait juste l'air inexpressif et tu comprenais pas comment il faisait. Il devait y avoir un truc. Il portait quand même pas un masque ou une connerie du genre, si ?

▬ … Pourquoi tu veux savoir, même … ?

Tu haussas les épaules, signe que c'était long à expliquer. T'allais probablement t'y coller à un moment ou à un autre, mais fallait que tu retrouves toutes tes raisons et que t'essayes - peut-être - de mieux les amener que tu le faisais d'habitude. Tu le regardas silencieusement poser sa tasse.

▬ Je … Peux en avoir un autre … S’il te plaît … ?

Encore un rire. T'étais peut-être un peu trop joyeux au goût des autres. Mais c'était pas vraiment important à tes yeux, tu préférais ça à ne pas être expressif du tout, par exemple. Là, au moins, t'avais l'impression d'exister, d'être vivant, pour de vrai. Tu tendis la main pour récupérer sa tasse et le resservis, les gestes assez fluides pour laisser transparaître ton habitude.

▬ Ça m'intéresse parce que je comprends pas, c'est tout. Voir le monde en gris comme ça, ça a l'air assez triste, commentas-tu en faisant attention à ne pas verser trop de café.

Après avoir rajouté du lait, tu refis glisser la tasse vers lui. Tu souriais toujours, mais c'était moins moqueur, plus ... humain, peut-être. Le genre d'expression qu'on t'attribue jamais, parce que c'est pas assez provocateur, pas assez méchant pour être toi, pour te correspondre comme le fait ton habituel rictus narquois.

▬ Tu te fais du mal, parce que tu te coupes des autres alors que t'en as besoin et tu leur fais du mal, parce que tu leur prêtes aucune attention. Je dois te faire un dessin ?

Tu t'appuyas sur le comptoir, ignorant le fait que tu finirais probablement par te faire mal aux coudes à cause de la surface boisée, juste pour lui faire face un peu plus correctement.

▬ Je me mêle de ce qui me regarde pas, c'est ça ? Ce que tu penses, je veux dire.

Tu continuas à l'observer même lorsqu'il porta la tasse à ses lèvres pour en boire le contenu. Il y avait beaucoup de choses que tu pouvais déjà lire, lister ou au moins spéculer sur lui, rien qu'avec le langage corporel. Il avait acquiescé lorsque tu lui avais tendu la tasse mais il t'avait pas remercié à voix haute : tentative de s'effacer, encore, de rester le plus discret possible, peut-être tentative de mettre fin à cette conversation, en t'opposant au mur du silence. Et il avait reculé lorsque tu t'étais approché : il se méfiait. C'était élémentaire comme informations, ceci dit, n'importe qui aurait pu lire celles-là. Alors tu le fixais, tu cherchais les plus petits signes, ces tics, ces légères modifications qui trahissaient une pensée, une émotion.

Il soupira. Ben voyons. Tu roulas des yeux en réponse, alors que le brun reposait sa tasse.

▬ Peut-être bien …

A ton tour de soupirer, cette fois-ci. Avant de sourire. C'était un oui ou un non, cette réponse ? Il avait pas vraiment l'air de vouloir assumer le fond de sa pensée, Kitamura, ou même d'assumer quoi que ce soit tout court. Ce genre de personne, c'était ... vraiment, vraiment irritant.

▬ … Tu réfléchis trop … Ça ne sert à rien d'essayer de comprendre si ... Si on en voit les couleurs ... Celles du monde ...

Tu levas les yeux au ciel. Tact, diplomatie ? Nope. T'as même pas cherché à dissimuler une seule seconde ton agacement et les doigts de ta main droite - l'index et le majeur - se mirent à tambouriner sur le comptoir, dans un rythme régulier. Un deux trois quatre cinq. Petite pause. Un deux trois quatre cinq. Tu te focalisas délibérément sur ce geste, en essayant de ne pas lui cracher ton venin à la face une nouvelle fois. Pas par gentillesse, nan, c'était pas ton genre. C'était juste que la dernière fois, ça avait moyennement marché.

▬ Haaaaa, mais vous raisonnez tous comme ça, vous êtes chiants ! feulas-tu tout de même, au cas où il n'aurait pas compris à quel point ce genre de réplique était frustrant. Je comprends que ça soit la solution de facilité et tout mais quand même ... !

Tu marquas une petite pause, réfléchissant quelques instants à ce qu'il avait dit. Réfléchir trop ? Mouais. C'était peut-être le cas. Mais au moins, tu réfléchissais.

▬ Et puis, tu te plains des couleurs de ce monde - comme eux d'ailleurs - mais tu fais rien pour y changer quelque chose, t'es gonflé ... grommelas-tu en levant à nouveau les yeux au ciel.

Un deux trois quatre cinq. Le voilà qui baissait à nouveau les yeux pour fixer sa tasse de café, remuant sa cuillère sans but apparent. C'était si dur que ça de te regarder quand tu discutais avec quelqu'un ? Bah on dirait hein, y avait qu'une personne qui faisait ça et c'était ton oncle, on pouvait pas appeler ça quelque chose de très extraordinaire. Le jour où on te fera peut-être face pour de vrai, faudrait le marquer d'une pierre blanche.

▬… J’avais vraiment l’air de me plaindre … ? Parce que … Ce n’était pas ce que je voulais …

Ah. Bon. On aurait dit pourtant, que t'avais envie de lui dire. Ou alors il avait eu raison, t'avais trop réfléchi et t'étais allé chercher ta théorie sur ses émotions un peu trop loin. Enfin, ses émotions. Ses ... fantômes d'émotions ? T'avais l'impression qu'il était sous morphine tellement il était peu réactif. Ceci dit, toi, t'étais bien trop expressif, côté de lui. Vous deviez former le duo le moins assorti du monde et aussi, sans doute, le plus improbable. C'était comme essayer de mélanger de l'eau et de l'huile, et espérer ensuite obtenir un mélange homogène : rêve toujours, rêve toujours. Tu réfléchis un instant puis corrigeas mentalement : vous n'étiez pas encore comme l'eau et l'huile. Tu te disais que ça pouvait encore changer, que tu pouvais encore tenter de percer sa carapace.

C'était tellement égoïste, égocentrique comme manière de pensée. C'était lui qui devait changer, pas toi, pas toi. T'appliquais ta propre justice, insouciant de ce qu'il en pensait. Tu devais pas être beaucoup mieux que ceux que tu méprises, au fond. Mais tu enfouis cette pensée sous les autres, loin, loin, loin. Un deux trois quatre cinq. C'était ton mantra, ta formule magique.

Ne pas y penser.

▬ … Je disais juste que tu aurais du mal à comprendre … C’est tout…

Tu le fixas et pendant quelques secondes, t'avais réussi à arborer le même air inexpressif-mais-aussi-vaguement-ennuyé-par-son-entourage-aka-le-seul-connu-par-Kitamura. Mais quelques secondes seulement, fallait pas déconner, tu savais pas rester ainsi plus d'un instant.

▬ Mais essaye au moins, avant de dire ça ... soupiras-tu, la lassitude perceptible dans ta voix.

Ça aussi, c'était quelque chose que t'aimais pas. Ces gens qui abandonnaient sans même tenter. Certains avaient des prétextes plus ou moins bons, d'autres non mais le résultat était le même : ils fuyaient juste le problème. Bah voyons. C'était la seule chose que les humains semblaient savoir faire : fuir le problème ou se laisser écraser par celui-ci. Du moins, tels étaient ceux que t'avais pu voir dans ta courte vie. Autant dire que pour le moment, le tableau n'était vraiment pas engageant.

Peut-être que tu devrais faire pareil, tiens. Juste arrêter de leur parler et leur enfoncer la vérité à coup de taloche dans la face.

Silence. Bien sûr. Tu t'y attendais en fait. Comme s'il allait tout te raconter et étaler toute sa vie devant toi alors que tu te comportais de manière exécrable avec lui. Surtout qu'il avait vraiment l'air de pas vouloir en parler - enfin, l'air, façon de parler, tout ce que tu lisais sur son visage c'était qu'il ne portait aucun intérêt à cette discussion -, pour autant que ce type puisse avoir des expressions faciales déchiffrables. Tu l'avais vu en faire une, mais c'était une exception - et puis en plus, ça prouvait pas grand-chose, il était peut-être comme ça qu'avec toi ... est-ce qu'il lui arrivait de parler à d'autres gens, même ? -. Probablement une grande exception. Ce mec a dû être élevé par une famille de statues, te disais-tu, au point que les muscles de son visage sont restés bloqués sur une pokerface éternelle. Ce que ça devait être chiant.

Un deux trois quatre cinq. Tes doigts continuaient à pianoter sur le comptoir et le rythme de leurs frappes s'accéléra en prenant un accent plus agressif quand tu le vis sortir ses cahiers de son sac. Okay. Maintenant, il allait t'ignorer, purement et simplement. Enfin, tu l'avais bien cherché, vu comme tu lui parlais. N'empêche que, même si tu faisais que récolter ce que t'avais semé, ça t'agaçait de te prendre un vent comme ça. Ceci dit, c'était tellement fréquent, fallait peut-être que tu commences à te faire une raison.

▬ … Je pense même ne pas en être capable moi-même… Tu ne devrais pas trop t’y intéresser, c’est inutile …

Tes ongles claquèrent contre le bois et tu t'étiras en arrière avant de soupirer. Bah voyons. Vieille excuse, il aurait pu chercher mieux, tu te disais. C'était pas vraiment une excuse, il devait probablement avoir une part de vrai dedans - au moins dans la partie "c'est inutile", il avait sans doute pas envie de gaspiller sa salive et son air à parler de choses pareilles avec un étranger, peut-être que tu devrais prendre exemple sur lui, tu parlais trop, toi -.

Tu t'affalas à moitié sur le comptoir, encore moins élégamment qu'avant - mais tu t'en foutais comme de ta première chaussette - et le regardas gribouiller des lignes de chiffres sur son cahier d'un air morose. Gamin, quel gamin t'étais. Ta curiosité avait pas été satisfaite et maintenant, ça te démangeait, sauf que t'avais pas vraiment envie d'insister maintenant qu'il t'avait stoppé net dans ton élan.

▬ … Ceci dit … Tu les vois comment, les choses … ?

Tu haussas les sourcils, surpris. What wut what. Il avait dit quoi là ? Il t'avait demandé ton opinion ? Oh bah merveilleux. Quelqu'un qui voulait bien t'écouter et en plus, qui avait expressément demandé à le faire. Il allait pleuvoir des grenouilles demain. Ou alors, dans quelques secondes, l'insupportable alarme de ton réveil-matin allait se faire entendre et t'allais tomber du lit en maudissant les dieux de t'envoyer des faux espoirs par rêve interposé.

Enfin, pour l'instant, ça n'avait pas l'air d'être près d'arriver. Tu te redressas légèrement, l'air pensif, le temps de trouver un moyen de lui expliquer sans trop le barber - mais t'avais l'impression que quoi que tu dises, ça allait le faire chier -.

▬ Pour faire simple - et reprendre l'analogie avec les couleurs -, je dirais que le monde, c'est comme le pot d'eau pour l'aquarelle en cours d'arts plastiques ? Avant, c'était tout clair, et puis les humains ont décidé de foutre leur merde dedans.

Tu croisas les bras, toujours en ayant l'air de réfléchir à comment bien dire ce à quoi tu pensais.

▬ Et ça donne un mélange de couleurs très très moche. Voilà.

Tu le regardas lever les yeux au plafond, probablement pour réfléchir ... à moins que ça ne soit par exaspération ? C'était possible aussi. Assez probable même. En général, c'était comme ça que les gens accueillaient tes idées, peut-être que tu devais envisager d'arrêter de leur parler, ça serait limite tout aussi productif. La question était : est-ce qu'ils sont les plus cons puisqu'ils font même pas l'effort de te comprendre ou est-ce que tu es le plus con, puisque t'es toujours persuadé d'avoir raison après autant d'échecs ?

Woah, mais c'est qu'il était concentré en plus. Tu pouvais l'interpréter de plusieurs façons : soit t'avais dit un truc trop inconcevable pour lui, soit un truc trop con pour lui, soit ... soit il préparait son repli stratégique parce que ta réplique avait été tellement WTF qu'il en était déjà à essayer de se rappeler de s'il avait un numéro d'asile quelque part. Probablement. Il pouvait tout aussi bien réfléchir à ses problèmes de maths, en se foutant complètement de ce que tu venais de dire, ça marchait aussi.

▬ … Hm … J’ai du mal à imaginer mais … Si c’est comme ça que tu vois les choses, alors … Hum ... Libre à toi ... ?

... Là, maintenant, tu te demandais pourquoi t'avais ouvert ta gueule. Non, même, avant ça : pourquoi t'avais espéré quoi que ce soit de sa part ? Tu te sentais tellement con. Et aussi, assez énervé contre toi-même parce que tu t'étais encore laissé avoir. Fallait que tu revoies ta propension à t'enthousiasmer d'un rien et surtout, de tout interpréter parce que là, ça commençait à bien faire.

Sans t'en rendre compte, t'avais recommencé à pianoter sur le comptoir, même si le tempo était différent maintenant. Un deux trois quatre. Un, le client au fond de la salle s'est levé, deux, ton oncle passait derrière toi, trois, la mine du critérium de l'autre s'est brisée, quatre, il l'a ramassée. Et plouf. Merveilleux. Tu retins un rire, mais vu le sourire idiot qui étirait tes lèvres, ça allait pas durer longtemps.

▬ … J-je peux en avoir un autre …Problème de matériel …

... Ça a carrément pas duré du tout, t'as explosé de rire, ton irritation instantanément balayée par l'hilarité. Il devait probablement pas apprécier mais tu pouvais pas t'en empêcher, c'était trop beau pour ça. Ce mec manquait vraiment de bol.

▬ Bouge pas ... J'm'en occupe ... réussis-tu à articuler en tendant le bras pour prendre la pauvre tasse.

Fallait au moins que tu te calmes un peu pour le resservir alors tu t'obligeas à respirer lentement, inspiration expiration, jusqu'à ce que tu sois sûr de pas repartir dans un fou rire - même si t'avais toujours un grand sourire collé au visage et vaguement mal aux joues -. Tu vidas la tasse dans l'évier et en saisis une nouvelle pour faire bonne mesure. Café, eau chaude, lait, voilà. Quelques minutes après, le liquide fumant se retrouvait de nouveau devant ton camarade de classe. Mais t'as pas pu t'empêcher d'ajouter une petite remarque de gamin, toujours avec ton sourire d'imbécile heureux :

▬ Essaye de pas te brûler avec ou de te couper en cassant la tasse, hein, ça serait con que tu nous fasses un combo.

Fallait pas que tu repartes dans un fou rire. Fallait pas fallait pas fallait pas fallait pas mais t'allais probablement finir par le faire quand même parce que quand il s'agissait de rire, tu savais pas t'arrêter. Dans quelques secondes, t'allais croiser son regard et t'allais recommencer, incontrôlable, insupportable. Bon, alors, déjà, fallait que t'évites de le regarder dans les yeux avant que tu te remettes à ricaner comme dans un dessin animé. Déjà parce que la vie n'est pas un dessin animé - ça, tu pouvais l'affirmer en toute certitude - et aussi parce que tout le monde vous regardait , vous aviez pas besoin de plus d'attention - surtout lui, il avait l'air de se ratatiner sur sa chaise, genre les regards des gens le rapetissaient peu à peu -.

Oh. C'était juste toi ou il venait de ... Non. Si ? Si. Il avait rosi. T'en étais tellement médusé que ton envie de rire s'évapora instantanément - c'était une habitude chez toi, de quitter une émotion pour une autre en quelques secondes, woah - et tu te retrouvas à le fixer avec les yeux ronds. Oui. T'étais vraiment un gamin, au fond.

▬ … A tous les coups ça va arriver, si tu le dis …

Et là, tu le regardas bêtement prendre sa tasse, la porter à ses lèvres sauf qu'elle ne les a jamais atteint. Et tu le regardas tout aussi bêtement regarder bêtement le manche à la con dans ses doigts, alors que le reste de la tasse retombait gracieusement sur sa soucoupe. Merveilleux.

▬ … Qu’est-ce que je disais … Combo.

T'avais essayé de t'en empêcher. T'avais sérieusement essayé. Mais là, il avait largement franchi ta limite de tolérance de rétention de fou rire - largement parce que cette limite était naturellement basse - et une nouvelle crise balaya ton incrédulité pour s'imposer encore plus bruyante et enfantine que la précédente. T'avais presque du mal à tenir debout et pendant qu'une main couvrait ta bouche pour tenter d'étouffer tout ce bruit, l'autre était obligée de tenir le bord du comptoir pour pas que ta gueule fasse une élégante et probablement très douloureuse rencontre avec le sol.

▬ ... Oooow, mais t'envoies du lourd là, t'es sérieux ... ? Y a quelqu'un qui t'a maudit, c'pas possible autrement ... réussis-tu à hoqueter entre deux "HAHAHAHAHA-" qui devaient bien faire chier ton interlocuteur.

Il reposa l'anse cassée sur sa soucoupe, te faisant ricaner encore un peu plus sans aucune raison parce que de toute façon, t'avais pas besoin de raison pour rire et tu rigolais déjà de tout et de rien à la base, alors franchement, ça te semblait naturel. Par contre, les autres devaient se demander si t'avais une case en moins. Ou alors, être en train de chercher le numéro de l'asile le plus proche. Peut-être que tu serais mieux là-bas hein, les fous ont au moins l'excuse d'être trop aliénés pour se rendre compte des conneries qu'ils font, contrairement au reste de la planète.

▬ … J’ai la pierre du malheur sur la tête, en fait …

Okay bah ton fou rire allait pas s'arranger hein, autant se le dire tout de suite. T'avais les jambes qui chancelaient, genre comme si t'étais bourré sauf que t'étais pas bourré et avec un peu de chance, tu le serais jamais - parce que l'alcool, ça pue, franchement, au sens littéral comme au figuré -. Dans quelques minutes, t'allais probablement finir par t'effondrer au sol et hoqueter comme un phoque asthmatique à la recherche d'oxygène, ce qui serait franchement pas classe. Tes doigts se crispèrent sur le bord du comptoir dans une faible et peut-être vaine tentative de t'ancrer à quelque chose pour mettre fin à ton hilarité.

Au bout de quelques looooongs instants, ton fou rire finit par se calmer, non sans t'avoir bien défoncé les joues et les abdos avant, sans quoi ça serait pas drôle - hahahahahaha non c'était pas marrant en fait -.

▬ … C’est pas drôle … C’est fatiguant en plus …

Tu te forças à contrôler ta respiration pour la ramener à un rythme normal - non parce que ça s'était barré en cacahuète, tes poumons avaient décidé que s'oxygéner en mode staccato, c'était cool alors qu'en fait non - et attrapas un chiffon à côté pour commencer à le plier et le déplier, te concentrant sur le geste pour chasser de ton esprit ce qui t'avait fait autant rire. T'avais déjà assez mal aux côtes comme ça.

▬ Désolé. C'était plus fort que moi.

Tu entrepris de faire des nœuds avec le coin du carré de tissu aussi, uniquement pour les défaire tout de suite après.

▬ Mais c'est quand même pas croyable, qu'est-ce que t'as fait pour être aussi malchanceux ?

Il t'a fait un geste comme pour indiquer qu'il s'en formalisait pas et tu haussas les sourcils. Il était drôle lui, vraiment. Il venait tout juste de dire qu'il trouvait pas ça drôle donc ça avait dû l'affecter au moins un peu - et très très probablement le faire chier, personne n'aime qu'on se foute de sa gueule après tout et surtout pas aussi ouvertement mais tu le fais quand même parce que t'es nul - et il sortait après qu'il s'en foutait ? C'était si peu crédible woah, tu savais pas que c'était possible de mentir aussi mal avec une pokerface, c'était presque incompatible. Bon bah tu te coucheras moins ignorant ce soir hein. Ou alors il faisait ça par politesse ? Oui non, lui, être poli devait probablement le fatiguer. Comme n'importe quelle action en fait.

▬ J’en sais rien … Depuis que je suis sorti de ma chambre, c’est comme ça … Et j’ai raté mon perfect la nuit dernière …

Son ... perfect ? De quoi il parlait ? Tu réfléchis un instant pour tenter de chercher à quoi pouvait bien se rapporter ce terme. La seule chose à laquelle tu pouvais penser, c'était un jeu vidéo. Uh. Donc lui, il était superstitieux par rapport aux jeux vidéo ? Il avait besoin de se faire un sans-fautes la nuit précédente pour repousser la mauvaise fortune ? Woah. Bah si ça l'aidait psychologiquement, pourquoi pas. Mais toi, t'y croyais tellement pas, malgré ton apparence d'enfant, ça fait longtemps que t'as laissé tomber les contes de fées. Trop de publicité mensongère dans ces écrits.

▬ Mais bon … C’est pas mon jour, voilà tout …

T'acquiesças pour marquer ton accord, c'était clair que t'avais jamais - non, rarement, t'avais déjà vu pire mais valait mieux ne pas y penser, ne pas en parler, ne pas t'en rappeler, nononononononon - vu autant de malchance en l'espace de quelques minutes. Ce mec devait garder un aimant à malheurs dans sa poche, à moins qu'il n'en soit un lui-même.

▬ J'avais constaté ça, oui, répondis-tu avec un petit sourire.

Tu continuais à faire des nœuds avec ton chiffon pendant qu'il buvait son café. Tu devais probablement lui passer une autre tasse plutôt que le laisser garder celle-là - surtout qu'il pourrait se couper avec, avec sa chance -, mais tu pouvais pas lui prendre des mains pendant qu'il buvait et en plus, elle était quasiment pleine, ça serait con. Ceci dit, elle allait pas le rester longtemps.

▬ Tu veux pas plutôt que je te remplace ta tasse avant que tu te coupes à cause de rien du tout ... ? ajoutas-tu un peu plus ironiquement que tu l'avais voulu.