trigger ∆ ft. mikumo | terminé

Tu pouvais te targuer de l'avoir observé pendant un bon bout de temps maintenant, peut-être même assez pour être jugé et rangé dans la catégorie "gens louches dont il faut se tenir éloigné" - mais pour être complètement honnête, tu t'approcherais pas de toi si t'étais une autre personne dieu que cette phrase était bizarre, encore plus étrange que ce que tu venais de penser, woah Mikumo, faut que tu te reprennes là parce que bon, c'est pas cool de penser comme si t'étais en train de planer alors que non et tu ne le seras jamais, t'es encore assez sain d'esprit pour être conscient que pour se droguer, faut avoir un sacré problème ou des cases en moins, et même si tu as bien quelques araignées au plafond, t'as fort heureusement encore toutes tes cellules grises en état de fonctionnement -. ... C'était juste toi ou tu t'étais remis à penser en mode mitrailleuse ? Ouais. Bon. Heureusement que personne lisait tes pensées, ils auraient probablement explosé avec ce surplus d'informations incohérentes. Les gens, quand ils pensent, ils ont juste pensée → pensée 2 → pensée 3. Toi, tu te tapes pensée, sous-pensée, tangente hors-sujet, mini idée qui s'évapore direct et dans un coin "qu'est-ce que je vais manger ce soir".

Tout occupé que t'étais à te plaindre mentalement de ton processus de réflexion particulièrement bordélique, tu sursautas légèrement en entendant le léger raclement de la tasse que Kitamura poussait vers toi et tu te refocalisas sur l'action présente. Uh. Mais c'est qu'il la poussait lentement, hein. Il avait si peur de se couper avec ou de renverser la tasse et de se brûler ou ... oui non, il y avait une autre hypothèse mais disons qu'elle n'évoquait pas un souvenir très agréable et tu voulais pas risquer de faire une nouvelle attaque en plein milieu du café. C'était déjà assez chiant comme ça. Tu tiras nerveusement sur ton chiffon, ton stress et ta volonté de te distraire bien assez évidente pour que d'autres puissent s'en rendre compte - t'as jamais été doué pour cacher tes émotions de toute façon - et c'est presque avec soulagement que t'accueillis la distraction que le brun t'offrait avec sa tasse.

▬ Je veux bien … Merci …

T'acquiesças légèrement et t'affairas un instant à changer sa tasse, tout ça tout ça. Woah t'avais presque l'impression d'être un robot tellement tes gestes te semblaient mécaniques, limite t'avais pas besoin de regarder oui non mais tu devrais le faire quand même, surtout avec ce malchanceux en face de toi, il allait finir avec la cafetière dans la face sinon, le pauvre.

▬ Et je me couperai pas …

Tu réprimas le début de rire qui menaçait de s'échapper de toi, conscient que ça allait peut-être mal finir pour toi si jamais il décidait que tu le faisais décidément de trop chier. Quoique la possibilité qu'il se lève et s'en aille d'un air très ennuyé était bien plus probable, il t'avait l'air tellement passif que tu l'imaginais plutôt du genre à fuir le conflit plutôt que d'engager l'affrontement. Bah voyons. Quelques dizaines de secondes plus tard, une nouvelle tasse fumante se retrouvait entre vous. ... Ah. Mais c'est vrai qu'il avait bu beaucoup de café, ce type. Ça devait au moins le rendre un peu plus énergique et irritable, donc il pourrait te décoller la tête, non ? Mouais. Étrangement, t'en doutais encore. Il affichait toujours le même air blasé, fatigué, las. Peut-être avec quelques nuances comme "je suis fatigué" et "je suis fatigué ET je me fais chier" mais c'était vachement subtil. Heh.

▬ Moui, permets-moi d'en douter. Si ta malchance est aussi forte que tu le dis ...

Tu haussas les épaules sans prendre la peine d'achever ta phrase, tu comptais sur le fait qu'il allait probablement comprendre de quoi tu parlais. Et s'il ne le faisait pas, il devait être sérieusement déconnecté. Ou très con. Comme tout le monde quoi.

Whoops. T'aurais peut-être dû t'empêcher de dire ça, vu le regard qu'il te lançait. Enfin, le regard qu'il te lançait, c'était vite dit. Ses yeux étaient tellement dénués de toute émotion que t'avais l'impression de te faire aspirer l'âme, et les sentiments avec, wow. Ou alors, c'était juste toi qui essayais de te persuader mentalement que tu voyais pas tout l'ennui teinté d'agacement. Ouais. Il avait rarement d'autres expressions que celles-ci de toute façon en ta présence, non pas qu'il l'a souvent été mais bon. De ce que t'avais vu, tu pouvais pas vraiment le qualifier d'expressif.

▬ Merci de me le rappeler …

Tu lui adressas un petit sourire d'excuse. A moitié. Parce que d'un côté, tu te sentais un peu mal de lui pourrir encore plus sa journée déjà bien assez merdique comme ça - ouuuh fallait pas que tu penses à la tasse cassée, c'était mauvais pour tes côtes tout ça - mais en même temps, bah, fallait oser dire ce que tu pensais quand même, c'était pas vraiment dans tes principes de te taire, t'ouvrais ta grande gueule dès que tu pouvais et ça faisait chier le monde parce que t'avais trop de cran. Duh. C'était plutôt eux qui dissimulaient les informations quand ça les arrangeait, en feignant la politesse.

▬ C’est fatiguant, en plus …

Un petit rire amusé t'échappa, alors même qu'il venait juste de te le reprocher. Wow. T'avais vraiment aucun talent pour tenir compte des ordres ou des règles tacites de la société, t'aurais au moins pu essayé de te retenir mais non hein. Enfin, techniquement, ton seul talent est d'emmerder les gens jusqu'à la mort, et tout particulièrement le brun qui fait face. Dans quelques minutes, il allait prendre la clé des champs parce qu'il en pourra plus de toi, je te le garantis.

▬ Est-ce qu'il y a une chose en ce monde que tu trouves pas fatigante ?

Même si tu ne riais plus, tu continuais à sourire, fidèle à toi-même, avec cette étincelle de malice amusée dansant dans ton regard et cette asymétrie habituelle dans ta mimique. C'était devenu tellement machinal, cette expression devait être l'équivalent de son visage ennuyé : la face que vous affichiez par défaut. Wow. Est-ce que tu venais de trouver un parallèle entre vous deux là ? Impossible.

▬ Laisse-moi deviner : non. Et je suis quasi sûr que même être fatigué, ça te fatigue.

Ouh là. C'était juste toi ou ... Si. Wow. Kitamura était bel et bien en train de te fixer. Tu te demandas quelques secondes ce qu'il regardait, est-ce que t'avais quelque chose sur la figure ou- ah bah oui, t'avais bien un truc qui sortait du commun, parfois t'oubliais ce tatouage que t'avais sous l’œil gauche. C'était bien un comble, vu les ennuis qu'il t'attirait, entre la vie scolaire qui te sermonnait à chaque fois que l'occasion s'y prêtait - à chaque fois que tu faisais un petit truc de travers à leurs yeux, ils se sentaient obligés de te rappeler toutes les fois où tu avais pu transgresser les règles depuis que tu avais mis les pieds dans cet établissement, à croire qu'ils avaient fiché toutes tes incartades, c'était merveilleux - et les gens qui faisaient des remarques qui étaient désobligeantes dans 98% des cas. Parfois même tu te demandais si t'avais pas fait une erreur en te faisant mettre ce truc, mais c'était devenu une chose qui t'était tellement inhérente que t'en venais parfois à oublier sa présence, comme jusqu'à maintenant.

▬ Je me demande … Avancer dans ce monde est devenu insupportable, de toute façon…

Tu soutins son regard, dans un accès de ce qui pourrait se rapporter à de l'entêtement, ou peut-être de la puérilité, tu savais pas vraiment. Tu te sentais obligé de relever un défi qui n'avait jamais été lancé, comme si t'avais quelque chose à prouver - ce qui était le cas, d'ailleurs, tu voulais montrer que tu deviendrais pas comme les autres, pas comme eux, même si en ce moment même, cette pensée n'était pas prédominante - et tu refusais de détourner le regard le premier. De toute façon, tu regardais toujours les gens dans les yeux quand tu leur parlais, pour peu que leur taille te le permettait, petit comme t'étais. C'était une question de principe, même si ça les mettait mal à l'aise.

▬ Pourquoi tu veux savoir, même... ? finit-il par dire, en baissant les yeux et tes lèvres s'étirèrent un peu plus, t'étais vraiment qu'un gamin, de te réjouir de quelque chose d'aussi insignifiant.

Tu te penchas en arrière, te balançant quelques instants sur tes talons avec une moue pensive en te servant de tes mains pour te retenir au comptoir. Une fois encore, l'ensemble de tes actions formait un tableau très enfantin, comme si t'avais 10 ans de moins. T'aurais peut-être préféré que ça soit le cas, tu savais pas vraiment en fait. Tu voulais garder l'innocence d'un enfant mais obtenir la prétendue sagesse et surtout, le crédit d'un adulte. C'était sans doute beaucoup trop demander.

▬ Je suis curieux, c'est tout. Je comprends pas ta vision du monde, alors j'essaye de comprendre comment tu peux accepter de vivre dans un univers qui paraît très très triste ... baragouinas-tu à mi-voix, sans te rendre compte que tu laissais traîner tes mots vers la fin de ta phrase, les laissant perdre en volume dans ta distraction.

Tu revins à ta position initiale mais sans quitter ton expression distraite, les yeux dans le vague comme si tu regardais quelque chose que t'étais le seul à voir, comme si tu rêvais éveillé. T'étais ailleurs, complètement absorbé dans ta tentative d'imagination.

▬ Pourquoi s'arrêter d'avancer alors que c'est la seule action qui soit susceptible de changer quelque chose, alors que c'est la seule action qui peut prendre une forme différente à chaque fois que tu l'effectues ... ? marmonnas-tu plus pour toi-même que pour lui.

T'avais juste l'impression désagréable - très très très désagréable - de t'adresser à un mur. Oh, t'avais l'habitude maintenant, on te prenait très rarement au sérieux, tu pouvais argumenter autant que tu voulais, ça finissait perdu dans le vent, le prophète qui prêche dans le désert édition albinos qui flippe devant un frigo, c'était clair que c'était tout de suite moins cool. Ça te fatiguait chaque fois un peu plus, t'avais beau être persévérant et entêté, tu finissais quand même par te décourager aussi et à force de te faire ignorer comme ça, de te faire traiter comme un gamin qui fait que dire des conneries, t'allais forcément craquer un jour ou l'autre. Ah, le voilà qui soupirait maintenant, fallait croire que tu le faisais vraiment chier. Tes ongles claquèrent un peu plus fort sur le bois lorsque tes doigts arrêtèrent soudainement leur tambourinement. Bon. T'allais nulle part, avec lui. T'aurais peut-être dû t'y attendre après tout, t'étais pas le genre qu'on écoutait, t'avais pas ce talent qu'il fallait posséder pour pouvoir persuader les autres et encore moins les convaincre. Des convictions, de la volonté, tu n'en manquais pas mais il te fallait autre chose. C'était comme si tes idées se fracassaient à l'instant où elles passaient la barrière de tes lèvres.

▬ C’est sûrement parce ça risque d’être différent que je ne veux pas avancer…

Tu le regardas un instant. Merveilleux, tout simplement merveilleux. Vous aviez à peu près les mêmes motivations tous les deux : un fort refus de changer. Mais t'arrivais quand même pas à te dire qu'il avait raison, il continuait à te répugner autant qu'il t'intriguait, le Kitamura. On pouvait pas en dire autant de lui par contre, hein. Tu devais probablement l'intéresser autant que tous tes autres interlocuteurs précédents, c'est-à-dire pas du tout. Tu soupiras à ton tour. Avant de secouer vivement la tête. Tu ne devais pas laisser ces idées noires t'envahir l'esprit, c'était mauvais ça, tu savais que t'allais lâcher prise si tu continuais à y penser.

▬ Je n’aime pas les imprévus, alors j’ai arrêté d’avancer, c’est tout.

... Wow. Maintenant, tu te demandais qui de vous deux était le gamin. Ça sonnait tellement capricieux et égocentrique que tu pouvais pas réprimer un léger froncement de sourcils, sans te soucier une seule seconde du fait que tu trahissais - comme toujours - ton énervement grandissant. Il fallait croire qu'il avait un don pour t'agiter, alors que lui-même n'exprimait aucune émotion.

Allez, tu pouvais pas abandonner maintenant, si ... ? Un peu de cran, Mikumo. Tu inspiras, tentant de clarifier tes pensées, de repousser ce flux d'émotions qui n'allait pas manquer de te faire exploser une nouvelle fois. Limite t'avais l'impression d'être une bombe à retardement. Tu vrillas tes yeux dans les siens, un éclat froid inhabituel teintant tes iris.

▬ Oh, vraiment ? Sois réaliste un peu, Kitamura, sifflas-tu.

Tu te redressas légèrement et croisas les bras, ne cherchant même pas à cacher ton irritation. T'étais bon pour un ticket aller simple dans la case "type louche lunatique" là, à t'énerver pour rien, d'un seul coup, surtout que t'étais sûr qu'il allait pas comprendre pourquoi, non mieux, il n'allait pas chercher à comprendre pourquoi. T'avais peut-être un problème, à être une telle girouette émotionnelle.

▬ Que tu le veuilles ou non, tu changeras, crachas-tu ensuite, assemblant tes phrases au fur et à mesure que tu réalisais certaines choses, certaines choses que tu tentais désespérément d'occulter. Des imprévus, t'en auras toute ta vie. Arrête de te la jouer et ouvre les yeux, la seule façon de les supprimer ça serait de crever, c'est ça que tu veux ?!

Et il baissa les yeux immédiatement, ce qui n'était pas du tout ce que t'avais prévu. Qu'est-ce que tu pensais qu'il allait faire déjà ... ? Probablement te regarder d'un air ennuyé en disant que tu le fatiguais en fait, tu t'étais trop enfoncé dans la tête que ce que tu disais ne l'atteignait pas et du coup, maintenant que t'avais une réaction, t'étais complètement pris à contre-pied et ta colère se sublima instantanément - pour les incultes, la sublimation est le passage direct de l'état solide à l'état gazeux, sans passer par l'état liquide -. Peeeeut-être que tu devrais penser à consulter aussi, parce que des humeurs aussi volatiles, c'était pas forcément normal - t'en savais rien en fait, t'avais personne avec qui tu pouvais vraiment comparer -.

C'est alors qu'il porta ton niveau de confusion à un nouveau sommet. Bon okay, t'avais vraiment très mal prédit sa réaction mais là, t'avais merdé comme tu l'avais jamais fait, enfin, t'étais déjà pas une très bonne personne à la base et tu venais d'être couronné roi des connards avec ce que tu venais de faire. Parce que quelle qu'en était la raison, c'était jamais bien de faire pleurer quelqu'un, c'était une action horrible, vraiment horrible et t'avais même pas la présence d'esprit d'essayer de le consoler. Non, tu restais tétanisé, abasourdi, incapable de réagir - sans savoir comment réagir - et le temps que le remords et la culpabilité envahissent ton esprit ... bah voilà, c'était déjà trop, t'aurais dû réagir bien avant, t'étais vraiment trop nul.

▬ Je sais pas … D-désolé … Désolé … qu'il parvenait à peine à articuler tout misérablement, et toi, tu te mis inconsciemment à imiter sa réaction précédente, tu baissas les yeux, sentant tes joues te brûler avec la honte.

Nul, ouais, t'étais vraiment nul, pathétique même. T'avais beau faire la morale aux autres, leur rappeler constamment à quel point ils étaient des salauds, t'étais pas mieux qu'eux, non, t'étais le pire d'entre eux. Parce qu'eux au moins, du moins certains d'entre eux savaient quoi dire après avoir commis une telle erreur. Toi, t'en restais muet, parce que tu savais pas comment consoler les gens - oui c'était aussi simple que ça, on t'avait jamais appris à faire ça et t'avais jamais eu de vrai modèle -. Nul, vraiment nul. Et pour aller encore plus loin dans la nullité ? Quand tu rouvris la bouche, tu ne réussis qu'à bafouiller un petit filet de voix tellement bas que tu savais même pas s'il l'entendait.

▬ Ah, euh, hum, euh, je, p-pardon, je suis désolé, j'aurais pas dû m'énerver comme ça, non, j-j-j'aurais pas dû dire ça et euh, hum ... j-je suis désolé, à chaque fois que je te parle, c'est pour dire des horreurs, pardon ...

Et voilà. Maintenant, toi aussi t'avais envie de pleurer, t'avais cette boule dans la gorge qui te faisait mal et les yeux qui te piquaient. Envie, oui mais tu voulais pas, c'était paradoxal. Mais tu voulais pas craquer, parce que tu savais que ça changerait rien, tu préférais ravaler ces larmes qui menaçaient de pointer et essayer d'avancer.

Bon, fallait croire que même les excuses, c'était clairement pas gagné, tu devais avoir eu des statistiques négatives à la naissance en "interaction positive avec les êtres humains" ou en "toute action ne visant pas à faire le mal". En fait, elles avaient eu un effet encore pire que ta tirade précédente. Ce que tu ne pensais pas possible. Beaucoup de choses qui arrivaient aujourd'hui étaient imprévues tiens, Dieu avait peut-être une vengeance personnelle à exercer à ton égard parce que vu comme tu illustrais tes paroles - de la pire façon qui soit, soit dit en passant, mais c'était qu'un détail -.

Bref. Pour résumer simplement la situation : il pleurait toutes les larmes de son corps - sauf qu'il y en avait visiblement très beaucoup et qu'elles avaient l'air très pressé de sortir aussi, ce qui faisait qu'une partie de ton esprit se demandait s'il allait pas finir par réussir à vous inonder comme ça - et toi, tu ... Bah tu savais pas quoi faire pour le calmer. En fait, t'avais carrément peur d'empirer encore les choses.

Enfin. Non. Là, il avait même pas besoin de toi pour craquer encore plus, à moins que ta seule présence ne le fasse redoubler de larmes, ce dont tu doutais fortement, tu faisais pas si flipper que ça et puis il pouvait très bien te foutre un pain, tu l'avais cherché. Maaaaais non. Non, il fit ce que tu redoutais le plus, c'est-à-dire qu'il s'est levé et qu'il est parti. Tes niveaux de panique et de culpabilité viennent tous les deux d'exploser exponentiellement.

"Je peux pas le laisser comme ça merde c'est super dangereux" était la seule chose sensée qui te venait à l'esprit à cet instant, au milieu d'une tornade d'ébauches d'excuses et de tentatives de trouver une solution à cette situation, et avant même que tu ne comprennes ce que t'étais en train de faire, t'avais tout lâché et bondi jusqu'à la porte pour rattraper la victime de ta connerie.

Et qu'allais-tu lui dire, maintenant que tu te tenais devant lui, qu'est-ce que tu pouvais bien lui servir comme excuse ? Rien ne te semblait convenir, rien ne semblait pouvoir te racheter - est-ce que tu voulais vraiment juste te racheter ou est-ce qu'il y avait quelque chose de plus, tu savais pas - et tu te sentais tellement dégueulasse, dégoûtant, répugnant, t'avais probablement même pas le droit de lui adresser la parole connard que t'étais. Pathétique, vraiment pathétique, ressassais-tu en te mâchonnant la lèvre - t'allais finir par saigner à force de la maltraiter comme ça, mais tu t'en rendais pas compte ha, si c'était le cas t'aurais arrêté depuis longtemps -.

▬ ... H-Hey ... tu ... veux pas plutôt ... hm ... euh ... aller ... au calme ... ? finis-tu par bafouiller après ce qui te paraissait une éternité de long long long silence de ta part.

Il se mettait à trembler de plus en plus et tu t'inquiétais presque qu'il ne puisse se fracasser en mille morceaux si tu ne faisais que l'effleurer, ce qui était bien sûr complètement absurde, mais t'osais pas le faire, voilà tout. Ce qu'il avait ressemblait assez à une crise d'angoisse, et pour en avoir fait souvent, tu savais qu'il y avait bien un point commun aux symptômes des gens : entrer en contact avec eux avait rarement un effet positif. En général, ils le rejetaient ou leur état empirait. Ou même les deux. Toujours était-il que tu restais planté là comme un con sans savoir quoi faire alors que quelqu'un faisait un breakdown devant toi. Hm. Félicitations, t'es officiellement un connard - bon tout le monde le savait déjà mais j'aime le rappeler, des fois que ta petite bouille angélique provoquerait des amnésies temporaires .

T'avais même pas réagir lorsqu'il t'avait soudainement saisi le col, enfin, pas réagi de la façon à laquelle on s'attendrait. Tu te contentais d'attendre le coup, les yeux rivés dans les siens, tu refusais de te dérober alors que tu l'avais complètement cherché. T'attendais le coup, tu l'attendais, mais il ne vint pas, il se contenta à la place de poser sa tête sur ton épaule - et probablement de se casser à moitié le dos en faisant ça -.

▬ Désolé ... Désolé ... J'ai revu quelqu'un quand tu parlais et-

T'étais pas qu'un peu désemparé là, t'avais jamais su consolé qui que ce soit, non, t'avais jamais essayé, t'avais jamais réconforté qui que ce soit et maintenant qu'on te mettait devant le fait accompli, maintenant qu'on te poussait devant le mur en t'ordonnant de l'escalader, que tu sentais son corps trembler contre le tien, que tu mesurais l'ampleur des dégâts que t'avais pu infliger, tu réalisais que c'était peut-être la chose la plus difficile qu'on t'avait jamais demandé de faire.

▬ Pardon ... Je suis désolé ...

Tu déglutis à nouveau pour ravaler cette boule douloureuse qui enflait dans ta gorge - alors que tu savais bien que c'était vain, puisque tu pouvais pas physiquement supprimer tes émotions, gros nul -. Puis précautionneusement, lentement et probablement très maladroitement - tu préférais lui laisser le temps de comprendre ce que tu voulais faire et t'arrêter au cas où -, tu levas les bras pour aller frotter son dos aussi doucement que tu pouvais, pas sûr de si ça allait l'aider. C'était la seule chose qui te venait à l'esprit sur le coup.

▬ Non, t'excuse pas, c'est moi, pardon ...

Tu inspiras longuement, rassemblant par la même occasion toute l'assurance et le courage que tu pouvais trouver dans ton esprit, avant de te lancer.

▬ Je suis vraiment désolé, je- j'ai été horrible avec toi, rien n'excuse ça et- et je vais pas chercher à me justifier, ça serait vraiment nul, juste, je regrette e-et hm, si tu veux me frapper, t'en as le droit, je l'ai mérité et si ça peut t'aider à te sentir mieux, vas-y ...

Et sa main se leva à son tour pour saisir ta manche retroussée de ta chemise entre ses doigts, celle qui était en train de se dérouler un peu mais que t'avais pas réajustée depuis tout à l'heure. Tu sentais le tissu se défroisser sous le poids de sa chair et les fibres qui effleuraient ta peau étaient comme l'écho de ses larmes qui tombaient tombaient tombaient tombaient jusqu'à s'écraser sur le sol entre vous. T'avais ce même sentiment d'inutilité qui s'emparait de toi, celui qui te hantait depuis trop longtemps, à chaque seconde. Le sentiment d'inutilité qu'avait une personne devant un ouragan qui se préparait sous ses yeux et qui ne pouvait qu'attendre le vent souffle et lui arrache tout.

C'était un peu différent cette fois-ci, cependant, tu pouvais faire quelque chose après tout. Restait à savoir quoi. Réfléchis, réfléchis idiot. Tu te mordis encore un peu la lèvre, ignorant les morceaux de peau qui se déposaient sur ta langue à force de plonger, racler tes canines contre ta propre chair, ignorant aussi le goût nauséabond du liquide sur ton palais. T'allais probablement tomber des nues lorsque tu remarquerais la petite virgule écarlate juste sous tes lèvres, mais c'était pour plus tard. Plus tard.

▬ … Merci … Je ... Je suis désolé ... J'aurais pas du ... Être aussi froid ... Et ...

Et un petit presque-sourire triste te vint aux lèvres, bien qu'emprunt de reconnaissance, juste un peu. C'était bien la première fois qu'on s'excusait de t'avoir ignoré, d'habitude on ... on se contentait juste de t'ignorer de plus belle, en fait. Avec la méchanceté et la dureté dont tu faisais si souvent preuve, ce n'était pas très étonnant, t'étais pas de bonne compagnie, voilà tout. Mais là, c'était la dernière personne de la part de laquelle tu t'attendais à entendre des excuses qui venait de t'en faire, c'était assez déstabilisant et aussi un peu, juste un peu réconfortant. T'allais un tout petit mini peu mieux que tout à l'heure, mais lui, il semblait s'enfoncer de plus en plus et ta courte joie fut soufflée par la bouffée de panique qui montait à présent en toi.

▬ Dis ... Est-ce que j'existe ... ?

Tu le regardas un instant, interloqué, tu ouvris la bouche pour répondre que "bien sûr que oui" mais tu la refermas aussitôt. Ça n'était probablement pas aussi simple que ça, c'était peut-être pas à prendre au sens littéral. Tu fermas les yeux quelques secondes, le temps de retourner la phrase sous toutes ses coutures, de construire des hypothèses pour les réfuter avec les petites informations que tu déduisais de son comportement : tu le décortiquais à nouveau, fidèle à ton habitude d'analyser les personnes que tu rencontrais. Mais ce n'était pas si simple, comme tu venais juste de le penser. Il y avait bien trop de facteurs qui t'étaient inconnus ou du moins, pas assez fiables pour que tu puisses placer confiance en eux. Alors tu inspiras aussi calmement que possible et tu optas pour la réponse qui te venait le plus naturellement : la franchise.

▬ Oui, Kitamura. Que tu le veuilles ou non, tu existes, tu es ta propre personne, avec tes volontés, ton libre arbitre et- Tu te stoppas un instant, cherchant tes mots, la bonne tournure.

T'étais même pas sûr que ça soit la bonne réponse, en fait, tu ne savais même pas s'il y en avait une. Il n'y avait peut-être tout simplement pas de bon choix, pas de seul choix. Uniquement ton choix, le sien et celui des autres. Restait à prier que le tien ferait le plus de bien, non, pas prier, faire en sorte que le tien fasse le plus de bien. C'était ta responsabilité après tout, après l'avoir plongé dans un tel état, tu te devais, non, tu voulais le sortir de là. C'était de ta faute.

▬ Et tu devrais- je sais pas en fait, c'était mal de ma part de pousser mes désirs sur toi comme ça, de te forcer à changer contre ta volonté et- et ce que je veux dire, c'est que quitte à changer, il aurait mieux valu que tu veuilles changer, pas juste le faire tout court ... Tu t'agitas encore un peu et réalisas soudainement que t'avais embrayé sur un autre sujet par inadvertance. Bref ... hm ... tu existes, d'accord ... ?

Et il rit, il rit de cette voix tremblante, étranglée, cette voix qui te faisait imaginer le pire. C'était quoi, ça voulait dire quoi ? Et le fait que tu ne le savais pas, que tu ne pouvais que deviner et espérer t'effrayait plus encore.

C'était une de ces situations où tu devais dire quelque chose et où tu ne pouvais pas non plus dire la mauvaise. Le papillon de la cause à effet te faisait de l’œil, ce salaud, et à tous les coups, c'était la tempête qui allait l'emporter et te noyer dans un tsunami de conséquences non désirées. C'était une de ces situations où tu devrais dire quelque chose, mais que tu ne trouvais rien, sans savoir ce qui était le pire entre abattre ou ne pas abattre le mur qui se dressait entre tes pensées et tes paroles.

▬ Ah … Ah bon … Haha- C’est stupide, je sais même pas quoi dire …

Tu le regardais et t'étais comme un gosse inconscient qui venait tout juste d'amorcer une bombe et qui fixait le petit câble rouge et le petit câble bleu, la pince à la main. Quel fil couper, aucune idée. L'idée de l'explosion était déjà là, tout là-haut, confortablement installée entre la peur et la culpabilité. Et elle s'étalait, elle envahissait chaque recoin de ton esprit comme pour t'intimider par son importance et bien sûr, elle le faisait bien, elle réussissait. Une pensée omniprésente et écrasante, qui gelait ton être tout entier dans son carcan d'acier.

Qu'est-ce que tu devais dire ?
Quand ?
Comment ?

▬ Changer hein … Pour l’avenir … Est-ce qu’il y a un avenir ? Même, qu’est-ce qu’ils veulent dire par avenir … ? Je veux pas changer. J’ai essayé. Une fois. Je m’en suis pris une. Deux. Et trois. J’ai reçu la réalité en pleine face. Je veux pas que ça recommence. C’est égoïste. Mais je préfère marcher bien droit sur les lames, les suivre sans vraiment les suivre, pour ne plus faire face à quoi que ce soit.

Il recula, amenant ta main jusqu'à sa joue, tristesse infinie dans ses yeux et dans son sourire désespoir haineux. T'allais flancher, tu le savais, dans quelques secondes, quelques minutes. C'était qu'une question de temps, t'allais casser tout net comme une branche qu'on aurait trop ployée et comme toutes les choses brisées, il manquerait toujours, toujours un petit morceau quelque part même si on te réparait. Si on te réparait.

▬ Vas-y frappe-moi, avant que je dise n’importe quoi…

Et tu sentais ton cœur se serrer dans ta poitrine. Quelque part dans sa cage d'os et de chair, cette boule chaude qui te permettait de vivre, qui pulsait chaque seconde comme une promesse, la promesse qu'il y aurait un "après", cette chose qui te reliait à la vie se contracta comme un trou noir. L'étoile clignota. S'éteignit. Implosa. D'un seul coup, elle attira à son centre chaque aiguille, chaque écharde de sentiments dans un chaotique mélange de lames et de bris de verre, un dissonant capharnaüm qui crissait et qui hurlait. Une étonnante violence dans ton esprit pour un corps complètement immobile.

Et au milieu de la pâleur crayeuse de ta peau désertée par une vie qui voulait s'enfuir, s'enfuir vers un monde meilleur, un monde un peu moins cruel, un peu moins injuste, un monde un peu moins monde, au milieu de la blancheur d'os de tes cheveux emmêlés par la course comme si la tempête du papillon venait tout juste de t'emporter valser avec elle, tu inspiras. Tins bon.

▬ Non. Le mot tomba comme un couperet. Je suis désolé, je ne peux pas faire ça.

Tu soutins son regard, les yeux nimbés d'un nouvel ... ce n'était même pas un éclat. Plutôt une irisation de ce qui était déjà là, tout au fond. Rouge, rouge comme ce cœur qui battait trop vite trop fort trop trop trop, comme ce douloureux mais heureux rappel que tu vivais, tu vivais encore et que tu pouvais changer. Rouge passion qui colorait cette volonté qui venait percuter la sienne.

▬ Je n'ai jamais eu l'intention de te faire du mal et c'est pas maintenant que ça va commencer, même si nos idéaux divergent. Tu hésitas un instant, parfaitement conscient que la suite de tes propos allait être absolument niaise, même si tu le pensais vraiment, et tes joues reprirent un peu de couleur, se teintant d'un très léger rouge embarrassé. Je- J'aime pas voir les gens souffrir, okay ? ... Ç-Ça t'inclut même si je t'ai dit des choses horribles et- et je pense aussi que si tu te rends compte toi-même que c'est égoïste et stupide, tu es aussi assez intelligent pour te comprendre que te frapper ne fera en rien avancer les choses.

La branche plia, plia encore.
Ne céda pas.

Mais la vie était plus compliquée que ça et t’en avais conscience, un peu, beaucoup. Il ne suffisait pas de quelques belles paroles pour réparer un tort, tout comme quelques points de suture peuvent raccommoder une blessure mais pas effacer sa cicatrice. Tu le savais un peu trop bien, ton cœur mis à vif par des années d’isolement aimait te le rappeler à chaque fois que tu te heurtais à ce mur compact de refus, de déni. C’était même pas qu’on te disait que t’avais tort, c’était juste qu’on avait toujours autre chose à faire que de t’écouter, tu disais que des conneries idéalistes après tout, la tête pleine d’utopies et autres infantiles, inutiles rêveries. En un sens, tu savais peut-être au fond que c’était vain de t’accrocher à tout ça. Le monde avait déjà glissé et amorcé sa descente – et comme la science le prouvait si bien, lorsqu’un objet se trouvait sur une pente, il dégringolait toujours plus vite, toujours plus fort, toujours plus violemment. Tu te sentais un peu l’âme de Sisyphe, à tenter de pousser ce boulet au sommet de la montagne, tout en sachant pertinemment que l’instant précédent la réussite de cet exploit, le rocher t’échapperait et filerait à son point de départ, en écrasant soigneusement un ou deux de tes membres au passage. Mais tu continuais quand même, répétant la même opération en espérant un résultat différent, parce que tu devais être un peu fou – et un peu humain aussi. Et alors que tu le regardais reculer et enfouir sa tête dans ses mains, tu te préparais à essuyer un échec – encore un – mais c’était pire, bien pire que ça–

▬ Tais toitais-toitais-toitais-toi- !!! MAIS QU’EST-CE QUE T’EN SAIS D’ABORD ?! Comment tu oses prétendre ne pas aimer voir les gens souffrir alors que tu fais que ça- MAIS C’EST QUOI TON PROBLEME ?!

Il hurla et l’explosion te fit l’effet d’un ouragan, envoyant voler tout ce qu’il y avait sur son passage pour se frayer un chemin jusqu’au centre, jusqu’à ce noyau qui battait en toi et le souffler comme une vulgaire bougie. Alors oui, il te disait la vérité, il te disait ce qu’à la fois tu faisais semblant d’ignorer et que tu reconnaissais, c’était ton paradoxe – et ta plus grande peur. T’avais jamais voulu devenir comme eux et quelque part, derrière, tu avais changé, tu l’avais fait. Tu t’étais perdu et t’avais lâché la main de ton ancien toi, pour te jeter – pour le jeter dans un maelstrom que tu ne connaissais pas. Tu avais fait une erreur – à moins que toute ton existence n’ait été qu’une succession d’erreurs. Et ça faisait mal.

▬ Tu cherches à faire quoi, hein ?! Si seulement tu ne m’avais jamais adressé la parole, tout serait resté gris, tout serait à un pied d’égalité, alors- Pourquoi t’es venu inonder mon monde avec tes couleurs ?! J’en voulais pas, je voulais seulement qu’on me fiche la paix, qu’on me laisse vivre sans me juger, m’effacer pour ne pas avoir à reprendre des coups ! Alors pourquoi ?! Je suis sensé faire quoi maintenant, hein ?! DIS-MOI ! JE SUIS SENSE FAIRE QUOI ?!

Il te parlait de prendre des coups, c’était exactement la sensation que t’avais. Il aurait pu te tabasser et te laisser pour mort dans une ruelle, ç’aurait été un sort probablement plus clément que celui-ci : regarder et mesurer l’ampleur des dégâts que t’avais pu occasionner. T’avais foutu un coup de pied dans le château de cartes sur lequel il avait bâti ses certitudes – maintenant tu les regardais virevolter à terre et entre la dame de pique et l’as de cœur, tu voyais ses yeux colorés de ce tourbillon de tristesse, fureur et confusion.

▬ Mais t’as sûrement raison, je devrais peut-être me tuer, mourir pour tout terminer … Tu m’en empêcherais pas, hein, Mikumo ?!

Et à ce moment-là, tu aurais dû t’écrier que si, tu l’en empêcherais. Que tu ne voulais pas qu’il meure, que t’avais parlé en l’air – même si de base, t’aurais jamais dû dire ça, les mots blessaient et tu le savais. Que personne ne devrait jamais ressentir ça, que personne ne devrait jamais avoir envie de mourir et de tout arrêter – parce que demain, il fallait attendre demain, il fallait faire en sorte que demain soit meilleur et tout irait mieux, tout irait mieux. Que non, tu ne voulais pas qu’il meure, tu ne voulais pas qu’il meure – pourquoi lui ?

La question te cueillit au creux du ventre alors que tu ouvrais la bouche pour le contredire. Pourquoi lui ? Pourquoi l’avais-tu choisi lui, pourquoi avais-tu décidé d’user de telles méthodes sur lui, en particulier ? Il y avait tant de personnes que tu avais tenté de changer, aucune d’entre elles n’avait jamais provoqué en toi un tel désir de rectification, de correction de ce que tu pensais être mal. Pourquoi lui – et la réponse te frappa quelques instants après. Parce que lui, plus que tous les autres, était indifférent. Et qu’en lui, tu retrouvais deux échos. Celui de cette personne qui t’avait jamais accordé d’attention – ta mère. Celle de cette personne livrée à elle-même et qui anesthésiait ses sensations pour ne pas en souffrir – ton ancien toi. Et quelque part dans ton subconscient, t’avais dû le sentir. Et dans cette bête envie de changer le passé, de rectifier le tir et arracher le mal à sa racine, tu avais tendu ta main, tenté de le repeindre. T’avais eu ce désir égoïste de vivre et pas juste survivre, d’exister, exister pour de vrai cette fois, aux yeux de cette personne – comme une deuxième chance que t’aurais jamais eu. Et aussi, t’avais eu ce stupide souhait de revenir en arrière et de lui faire comprendre cette fois.

C’était vain, égocentrique, inconsidéré, idiot, mal – et que sais-je encore. Sur le coup, t’avais dû le réaliser au fond de toi et c’était sans doute ce qui rendait l’acte plus horrible encore : t’avais eu conscience de lui faire du mal et t’avais continué quand même. En un sens, tu devais pas être mieux que ces tueurs qui s’amusaient à disséquer soigneusement leurs victimes et leur faire compter le nombre de leurs phalanges en attendant avec impatience qu’elles les supplient de les achever. Monstre. Monstre et tu te dégoûtais, tu te haïssais parce que par-dessus le marché, tu t’étais trahi. T’avais poignardé dans le dos le gamin qui attendait que tu changes pour le mieux, que tu fasses un monde meilleur, ce gosse qui avait attendu toute sa vie qu’on le regarde et qu’on lui demande ce qui ne va pas.

▬ Arrête-moi …

Avant ça, peut-être devrais-tu arrêter cette avalanche d’émotions contradictoires, peut-être devrais-tu arrêter de ne penser qu’à toi, peut-être devrais-tu commencer à penser à lui et au mal que tu lui avais fait – que tu lui fais toujours, peut-être devrais-tu commencer à chercher une solution parce que comme tu l’avais si bien pensé tout à l’heure, ce qui a été brisé ne pourra jamais revenir exactement à son état d’origine. Peut-être devrais-tu aussi doucher cette envie de courir te réfugier dans les bras de quelqu’un et de pleurer toutes les larmes de ton corps parce que tu sais que c’est inutile – cette personne n’existe pas et dans une peine aussi profonde, aussi aliénante, on ne pleure pas.

Alors tu refais un pas, le premier est le plus dur, tu en refais un autre, puis encore un et encore un autre, tu t’avances vers lui sans même savoir si c’est le bon choix que tu fais, si tu devrais y réfléchir, et tu tends les mains vers lui mais tu te ravises parce que t’as probablement même pas le droit de le toucher tellement t’es dégueulasse, et tu restes planté là comme un con, les bras en suspens dans les airs sans oser les laisser retomber non plus parce que t’as peur qu’il le prenne mal, peur, t’as peur de tout en fait mais par-dessus tout, tu as peur qu’il meure parce que personne ne mérite ça personne personne personne – à part peut-être toi.

▬ Ne meurs pas ne meurs pas– je suis désolé j’aurais jamais dû dire ça ne meurs pas– je peux pas te promettre que tout s’arrangera dans quelques secondes je peux pas te promettre que tout va magiquement redevenir comme avant pardon pardon pardon– j-je vais t’aider d’accord ? On va réfléchir ensemble on va trouver une solution ça ira mieux je te le promets je te le promets– il y a toujours une solution, pas vrai ? Alors ne meurs pas, je t’en supplie– et ta voix se brise définitivement et tu as peur et tu as peur et tu as juste tellement peur qu’il s’en aille et que tu ne le revoies plus jamais.

Il n’avait pas l’air d’y croire, mais qui le ferait ? Toi-même, après neuf ans, tu ne t’étais toujours pas remis de cet événement qui avait retourné ta vie sens dessus-dessous et qui te dictait les plus grandes questions existentielles que tu aies pu te poser. Mais t’avais envie de penser, de prier et d’agir pour faire en sorte que tu laisses le passé au passé, que tu t’en détaches et commences à te tourner vers un avenir que, tu l’espérais, serait meilleur et peut-être à l’image de ce que t’avais pu rêver. Ce dont tu avais peur ceci dit, c’était de lire ce désespoir dans ses yeux et cette négation, ce déni que quelque chose de mieux pouvait l’attendre un peu plus loin sur la route – parce que cet état d’esprit dans lequel on était prêt à accepter la mort, à accepter la fin, c’était horrible.

Et il tomba à genoux, secoué par une quinte de toux qui t’alarma aussitôt – c’était là qu’il était cardiaque et que- oh non oh non faites que ça soit pas ça non faites qu’il ne meure pas faites qu’il ne meure pas il ne méritait pas ça personne ne méritait ça il ne devait pas mourir non non non pas maintenant il était trop tôt beaucoup trop tôt. Complètement désemparé, toujours trop coupable pour oser le toucher de ta propre initiative, tu succombais à une lâcheté que tu ne te connaissais pas, restant là, tétanisé par la peur, le remords et la honte, incapable de dire quoique ce soit. Fort heureusement, à ton grand soulagement, il finit par se calmer – mais si le poids qui te pesait quant à la potentielle fin de sa vie s’était un peu allégé pendant cinq secondes, il tripla soudain dans ta réalisation que t’avais rien fait pour l’aider. Quel idiot. Hypocrite même.

▬ … Je veux pas … Que tu prennes mon cas sur la conscience et-… Même si c’est déjà le cas, t’en as pas besoin… T’as l’air bien plus embêté que moi, il suffit que j’oublie et ça ira mieux … Les solutions sont pas toujours à la portée des problèmes, alors oublie… Ce sera bientôt fini, de toute façon-

La phrase te fit immédiatement paniquer et tu te jetas limite à genoux par terre pour être à sa hauteur en prenant impulsivement ses épaules dans tes mains. Tu sentis très vaguement la brûlure soudaine au niveau de tes rotules qui aurait dû te signaler que tu venais de t’écorcher et probablement pas qu’un peu, ton esprit entièrement focalisé sur celui qui te faisait face. Il était absolument hors de question que tu le laisses se tuer, hors de question. Tu oublias même pendant quelques instants que la formulation « ce sera bientôt fini » pouvait avoir un autre sens que « je vais aller me suicider et j’en serais soulagé ».

▬ Mais je peux pas te laisser comme ça !! t’exclamas-tu, perdant tout semblant de contrôle que tu avais précédemment sur tes émotions pour te laisser submerger par cette peur glaciale.

T’avais tellement de mal à trouver les mots, ils se perdaient quelque part entre le fil de ta pensée et tes cordes vocales et disparaissaient dans un coin de ton cerveau pour ne revenir que lorsqu’il serait trop tard pour t’en servir. Tu pouvais que te raccrocher à lui dans une sorte de tentative d’ancrage à la réalité avant que ce capharnaüm inhumain qui faisait rage dans ta tête n’ait définitivement raison de ta santé mentale. T’avais trop de choses à dire, sans pouvoir y associer les bonnes tournures de phrases et aucune idée de l’ordre dans lequel tu devais les mettre.

▬ Rester seul comme ça– et attendre que ça passe c’est– c’est juste– c’est trop triste …

Okay bon bah tu savais même plus parler comme tu le devrais hein.

T'étais dans un état bien étrange. Les couleurs te semblaient plus vives, les sons plus forts, comme si on venait tout juste de t'éjecter d'un tunnel sombre dans lequel tu errais à tâtons depuis déjà trop longtemps et en même temps, tout était flou, ouaté. T'avais la vague impression d'être dans ... Dans un genre d'aquarium, oui. Non pas que tu te sentais l'âme d'un poisson rouge – la vie dans un bocal à attendre que la nourriture tombe du ciel pouvait sembler un paradis à certains mais ça n'était sans doute pas fait pour toi –  mais plutôt que tu te sentais exclus, à flotter dans un entre-deux éthéré. Tu pouvais regarder, entendre les gens passer – en fait, t'avais même que ça à faire. Quant à eux, c'était plutôt le contraire, ils n'avaient pas le temps de s'attarder. Alors tu tournais dans ton bocal à attendre que quelqu'un veuille bien daigner de s'arrêter et s'occuper de toi – juste un peu. Il n'y avait pas que cet aspect d'ailleurs mais si tu pensais au fait que tu sois tout aussi impuissant que le résident moyen d'un aquarium quelconque, t'allais probablement fondre en larmes à nouveau avant de partir dans une frénésie hyperactive avec une louche de syndrome du superhéros. Pas forcément un choix très pertinent dans cette situation – y avait-il seulement un moment où ça l'était, tu te le demandais bien.

▬ Ah … bon…

Toujours était-il que ton speech ô combien éloquent – peut-être devrais-tu songer à prendre des cours d'expression – n'avait pas eu l'air d'avoir grand effet, ce qui aurait étonnant vu comme ton discours était percutant haha. Tu ravalas ton envie de t'éclater le crâne contre le mur, d'une part parce que c'était pas productif du tout et que d'une autre, t'allais probablement saigner si tu le faisais et le sang, c'était non, juste non – déjà que t'étais pas très utile à la base, mais en plus te payer une crise d'angoisse et le laisser se barrer Dieu sait où pour faire Dieu sait quoi de dangereux, c'était hors de question.

Tu hésitas un instant à agripper à ses épaules lorsqu'il en retira tes mains mais finis par te laisser faire – tu voulais plus le mettre mal à l'aise et même s'il tentait de détaler pour se jeter sous une voiture, tu pensais pouvoir le rattraper. Et puis ton inquiétude n'avait plus tellement lieu d'être lorsqu'il posa à la place sa tête sur tes épaules – ça aussi tu le laissas faire. Si ça pouvait l'aider à se sentir mieux, tu pouvais l'en empêcher, même si cette proximité t'était un peu étrange, car peu familière.

▬ … Désolé … c’est bientôt fini, promis …

Tu hésitas encore un instant avant de passer très maladroitement tes bras dans son dos dans une vague tentative de "je veux te réconforter mais j'ai peur que tu le prennes mal parce que je suis quand même un gros connard et que j'ai soigneusement marché sur ton état mental" – t'étais quand même vraiment nul, à même pas savoir faire un câlin correctement. D'autant plus qu'il pleurait, tu sentais ses larmes imbiber ta chemise, fallait que tu fasses quelque chose, merde.

▬ Ah euh mais euh– Bon, quelque chose, certes, mais pas n'importe quoi non plus. T-T'excuse pas hein, c-c'est pas ta faute ... C'était surtout la tienne hrrrrm.

Tu tapotas son dos aussi doucement que tu le pouvais, sauf que t'avais l'air un peu con à faire aussi attention parce que c'était pas comme s'il allait se casser si tu tapais trop fort – quoique t'en avais un peu peur quand même, bien que ça soit peu concevable. Tu restas comme ça un instant, pas trop sûr de ce que tu pouvais bien faire d'autre. Non, soyons franc, t'en avais aucune idée et tu faisais un peu beaucoup de la merde en espérant que ça marche.

▬ M-Mais euh si t'as besoin de quelque chose– d-dis-le hein !! t'empressas-tu d'ajouter, une légère panique discernable dans ta voix.

On avait vu plus rassurant que toi en matière de remonteur de moral m'enfin tu voyais pas trop que faire de plus, t'avais vraiment peur d'empirer la chose. Tu voulais pas qu'il meure, voilà.

T'étais toujours dans tes petits souliers, pas trop sûr de si t'avais le droit ou non d'entrer en contact avec lui ; d'un côté il avait bien besoin de réconfort, mais t'étais pas vraiment habilité à lui en procurer. Pour quelqu'un qui parlait aussi souvent de faire attention aux sentiments des gens, t'étais étonnamment maladroit en pratique – encore quelque chose sur quoi tu devrais te pencher un peu plus tard, l'introspection ne faisait de mal à personne et t'en avais bien besoin pour le coup.

Du coup, tout occupé à pondérer silencieusement si tu pouvais ou pas te permettre de faire ça, t'avais pas remarqué qu'il euh vacillait un peu et tu sursautas lorsque son front rencontra ton épaule, ce qui t'envoya valdinguer à nouveau dans ton tas de questions. Euh, il s'était pas fait mal quand même ? Ou peut-être qu'il s'était évanoui ? Qu'est-ce que t'étais sensé faire ? Appeler une ambulance ? C'était peut-être un peu exagéré ? Ou est-ce que tu devais te débrouiller et le ramener dans le café au moins ? Ou lui trouver quelque part où il pourrait s'allonger ? Euuuuh– aucune idée et t'étais tellement raide que ça devait pas être très confortable pour lui – ni pour toi d'ailleurs, t'avais presque mal aux jambes tant t'étais figé.

▬ C'est bon ça ira … Juste dormir... Un peu … Et oublier très vite ...

Et tu sursautas à nouveau – euuuh, tu l'avais peut-être cogné du coup, t'en savais trop rien. Que quoi. Okay, alors il était toujours conscient, c'était déjà ça. Il était peut-être trop fatigué ? Ou il avait voulu te donner un coup de boule sauf qu'il s'était loupé et qu'il a essayé de faire passer ça pour autre chose – ou ton imagination faisait de la merde, ce qui était bien plus plausible, haha.

Toujours était-il que t'avais l'air encore plus con que tout à l'heure avec ton air perdu et le fait que tu te tiennes droit comme un I, bien à l'opposé de ta posture plus décontractée habituelle. Ça devait vraiment pas être agréable d'avoir un genre de bout de bois dans les bras comme ça, le pauvre. T'essayais de te détendre pourtant, mais fallait croire que la nervosité dissociait ta volonté de ton corps. Super pratique, merci, 10/10.

▬ Euh– Tu disais beaucoup ça depuis tout à l'heure tiens. Encore un point de plus pour "Kujikawa Mikumo, t'as l'air idiot". Tu, euh, ça va aller ?

Question presque rhétorique et tu grognas intérieurement sur le nouveau panneau "hey j'suis inutile" que tu venais de t'accrocher autour du cou. Vraiment, si avec cette conversation, tu décrochais pas un prix de stupidité, le monde ratait un truc.

▬ Tu veux aller t'asseoir ... ? Ou tu veux que– euh– j'appelle un taxi pour toi ?

T'étais honnêtement très très paumé et ça se voyait, on lisait sur ton visage comme dans un livre ouvert que t'avais aucune idée de si tu pouvais vraiment le laisser tranquille après ça. T'étais sensé aller jusqu'où ? Fallait pas qu'il se mette en tête de se faire du mal après tout ça – c'était vraiment la dernière chose qu'il méritait.